Plaidoyer pour le mauvais esprit

En ces temps de consensus, naturellement mou puisque sa nature est ainsi faite, de dialogue social (héhéhé), de nouvelle gouvernance (houhou), de réformes essentielles à accomplir (toujours moins pour toi, toujours plus pour moi, d’ac ? quoi, pas d’ac ?) sans précipitation mais dans l’urgence, de cap à tenir coûte que coûte en réduisant la voilure pour ne pas aller dans le mur en mouillant sa chemise, il semble de toute première importance de continuer à observer toutes choses avec un esprit rétif à l’embrigadement, au conditionnement comme aux purges douces ou amères qu’on souhaite en haut lieu lui administrer via la valetaille aux ordres, plumitifs stipendiés et maîtres de l’image et du son au QI de limaces, un esprit critique, donc un mauvais esprit.

Si nous sommes tous embarqués sur le même bateau (vous ne m’en voudrez pas de continuer à filer les clichés de la métaphore communicante susceptibles d’être compris par le plouc de base, à savoir tout individu qui ne fréquente pas les cabinets ministériels ?), il serait bon de rappeler que nous ne voyageons pourtant pas tous sur le même pont : certains galèrent dans les soutes, aux fers ou occupés à des besognes plutôt dégueulasses et mal rétribuées dont néanmoins notre confort ne se passerait pas sans douleur, tandis que d’autres se les roulent tranquillos sur le pont-promenade en first class alors que la majorité plus ou moins contente de son sort, à savoir posséder un peu plus que le voisin de gauche et envier le train de vie de celui de droite, se partage les étages intermédiaires en bougonnant parfois parce que la bouillie télévisée est servie tiède ou que le commandant, depuis sa passerelle de Matignon, parle de rationner non pas le pain, mais le foie gras qui va de pair et dessus …

Le mauvais esprit est ontologiquement contestataire, pourtant il ne se confond pas avec la contestation, laquelle, à l’époque où le marketing a remplacé la philo ou la religion comme axe proposé à la réflexion, est dûment labellisée, Act Up, DAL, LDH, LCR, LO, Chiennes de garde, Mouvement des sans-papiers, Confédération paysanne, bien d’autres, et télégéniquement représentée par les gueules si possible grandes qui parlent aux tripes plutôt qu’au cerveau, qui prennent bien la lumière et que le public repère facilement : José Bové est moins intéressant que les deux ou trois lieutenants qui l’accompagnent, mais qui se soucie de ce que pensent les sous-fifres quand le charismatique leader porte beau une telle binette bien de chez nous (c’est aussi valable pour le palinodique compulsif Chirac, qui ne pense vraiment rien mais se pose vraiment là, tout ce qui compte au fond au siècle où une image emporte tous les discours) ?

Les révoltés d’hier - révolutionnaire est de ces termes qui stigmatisent en cette période de néo-Restauration le pestiféré ou l’adolescent débile - sont devenus les notables d’aujourd’hui : Harlem Désir joue au golf avec Fabius, Bernard Kouchner, qui n’est pas du genre à chuchoter, se désole tout haut que le PS feigne encore de se situer à gauche, Serge July licencie tout en augmentant ses émoluments, Dany CB eurodéputise mollement mais correctement défrayé en ne finissant pas de payer, politiquement parlant, d’avoir un jour apprécié sans malice les poitrines sans tétons …

L’édition fait la part belle à un nombre considérable de jeunes femmes à date de péremption assez prévisiblement rapprochée, manifestement plus douées pour tailler les plumes que pour écrire avec et à une clique de nouveaux « hussards », l’endive Houellebecq en tête et la frappe Soral en grognard fermant la marche, qui exécutent avec plus ou moins de souplesse le grand écart entre l’extrême gauche et l’extrême droite et pour lesquels l’estampille auto-décernée de politiquement incorrect, notion ô combien à géométrie variable et d’usage subtil, vaut brevet de talent comme de lucidité.

Mais, après tout, le temps qui passe est le tombeau ordinaire des fausses valeurs : qui se souvient de Minou Drouet ? qui lit encore aujourd’hui Roger Nimier ? et même Blondin, pourtant le meilleur, ou Laurent ?

Le mauvais esprit, qui n’est ni aigreur ni posture de studio, est réellement incorrect, à savoir proprement invendable, non seulement politiquement, mais avec tous les autres adverbes de même suffixe ; il n’est ni rouge, ni brun, ni rouge-brun, ni pro ni anti : il tape sur tout ce qui s’agite à l’excès pour attirer l’attention des imbéciles et ramène sa jactance avec trop de mépris, d’ostentation, de suffisance, de prétention, de mauvaise foi, de bonne foi bornée, d’égoïsme, de naïveté, de bêtise ; il rappelle avec une bienveillance agacée que s’il n’y a nulle honte à être femme, noir, beur, blanc, pauvre, homo ou hétéro, il n’y a pas non plus de quoi s’en flatter en portant ses convictions, ses préférences ou sa réalité biologique en sautoir, comportements tribaux, corporatistes ou communautaristes très en vogue qui ont toujours pour effet de transformer avec une déconcertante facilité l’intoléré du passé en intolérant de maintenant …

Le mauvais esprit n’est pas dans l’instant, la mode, le goût du jour, l’air du temps, il demeure résolument sourd à toutes les manipulations tendancieusement « tendance » du verbe : un avantage socio-professionnel quelconque n’est pas un « privilège », un ouvrier de la fonction publique n’est pas un « nanti », le salaire mirobolant d’un pédégé haut de gamme n’est pas « le prix de l’excellence » mais une escroquerie voulue et permise par la ploutocratie qui se partage le gâteau des grandes entreprises, le monde occidental ne va pas « mal », il n’a jamais été aussi riche, puissant et arrogant, le port du voile comme de la cravate n’est pas un « acte de liberté » mais de soumission, l’autoroute, désignée comme le vecteur de tous les dangers automobiles, est pourtant objectivement la voie de circulation la plus sûre, depuis vingt ans que la plupart des gens partent en vacances n’importe quand pour des durées très variables, les « juilletistes » ne croisent plus les « aoutiens » que pour le marronnier toujours en fleurs des médias radio-télévisés, enfin une « fashion victim » en français se dit « un crétin influençable » …
Et tant d’autres impostures, supercheries et clichés d’importance cruciale ou dérisoire que l’esprit critique débusque avec la saine joie mauvaise qui lui sied !

Certes, le mauvais esprit se montre parfois cruel : quand s’émeut la bonne conscience, là où pleurent les foules d’autant plus compatissantes que s’identifiant à la victime, il ricane du benêt grugé par le filou, de l’obèse obsédée par ses tartines, du cocu étalant devant les caméras son infortune, du paysan qui demande réparation pour les caprices du climat, de l’inondé découvrant avec stupéfaction que les terrains inondables achetés au gratte-sol précédemment cité le sont parfois …
On lui pardonnera ces menus écarts inhérents à l’humaine mesquinerie puisqu’il cible le mensonge plus que la vérité, le fort davantage que le faible, la célébrité plutôt que l’anonymat au sein de ce rafiot des démocraties libérales, où les panses repues comme les cervelles vides gémissent davantage que les ventres affamés et les intelligences blessées …