Tamanrasset, la ville aux mille facettes…

Tamanrasset, la ville aux mille facettes…

La nuit n’est pas encore tout à fait terminée, mais je suis déjà sur pieds à l’aéroport de Tamanrasset. J’étais encore un peu endormi. Il faut dire que la fatigue d’un voyage qui a duré plus de deux heures et demi, avec tous ses soubresauts dus essentiellement aux turbulences climatiques, m’a beaucoup harassé. Mais malgré cela, la première chose qui me vint à l’esprit fut ce proverbe touareg : « si longue que soit une nuit d’hiver, le soleil la suit. »

En effet à Tam, il pleuvait cette nuit-là. Mais en sortant à l’extérieur de l’aéroport, le visiteur sentait bien déjà cette chaleur si propre au sud. Un souffle surnaturel qui nous parvenait jusqu’aux narines au contact de quelque chose d’invisible et d’insaisissable. On sent vraiment en nous-même une transformation biologique.

Saïd, le chauffeur de taxi qui m’emmena à l’hôtel Tahat, a vite compris que je venais d’Alger. « Tam a beaucoup changé. La Tamanrasset d’aujourd’hui n’a plus rien à voir avec la Tam d’hier. Celle des initiés. Celle des routards et des pistards qui fuyaient la vieille Europe à bord d’un vieux Bully VW ou d’une antique Deuche pour s’offrir l’aventure saharienne. Néanmoins, ici vous oublierez votre angoisse sécuritaire et le stress routinier d’un Algérois ordinaire », me confie-t-il avec sa voix lourde de laquelle on peut présumer son grand âge. « Êtes-vous originaire de Tamanrasset ? », lui avais-je demandé. « Non, je suis d’Ain Guezzam », m’a-t-il alors répondu.

La capitale de l’Ahaggar baignait dans la nonchalance cette nuit-là. Moi aussi, j’étais pris entre l’émerveillement originel et la lassitude des pupilles. Il fallait donc que je reporte ma rencontre avec cette ville mystérieuse au lendemain matin. Entre le sommeil et l’attente, une question a surgi dans mon esprit : que va-t-elle me réserver Tamanrasset ?

Une ville algérienne ?

Au matin, tout commença par une marche à petit pas. Et au bout du regard, les monts violets de l’Ahaggar se dressent comme des remparts qui ceignent ce hameau timoré au bord de l’oued Tamanrasset qui, en 80 ans, a pris les proportions d’une grande ville. « Il fut une époque où on faisait le tour de Tam en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. La rue de l’ancien marché commençant et finissant avec du sable », me déclare Chaïbi, un Targui avec le chèche de trois mètres enroulé autour du visage, la cinquantaine passée, qui a jadis connu toutes les splendeurs et les misères de cette ville. Il m’explique encore qu’on continue à désigner le centre-ville par la petite rue qui longe le marché à partir de la place Bouamama. « Dans le temps, m’explique-t-il, elle était, à elle seule, toute la ville. Elle constituait, en fait, l’arrivée de la route nationale n°1 dont le kilomètre 0 se situait à la Grande-Poste d’Alger, à 2004 Km au nord. »

En fait, il n’y a que l’histoire qui pourrait nous aider à comprendre l’extraordinaire essor de Tamanrasset. En 1916, Charles de Foucault y trouve 40 habitants. En 1967, Tam et sa « banlieue » comptaient 4 800 habitants. Ils étaient 80 000 en 1998. Ils sont aujourd’hui près de 200 000 habitants. Sans rien avoir perdu de son caractère saharien, Tam a néanmoins acquis les défauts d’une ville algérienne. On y trouve les problèmes de toutes les villes d’Algérie : habitat, transport, chômage, etc. Et pour compléter l’attirail de la cité algérienne type, il convient d’ajouter, depuis juillet 2005, les émeutes urbaines.
« Chômage, distribution inéquitable des logements, déficit de présence des institutions publiques » : tels étaient, selon les citoyens que nous avons interrogés à ce sujet, les ressorts qui ont fait mouvoir les émeutiers de juillet 2005. Ils se sont d’ailleurs pour cela rendus au siège de la wilaya pour se faire entendre.

Aujourd’hui, avec ses murs crépis d’ocre. Tamanrasset affiche toujours ses multiples facettes. Sur les terrasses de ces maisons, les antennes paraboliques sont un œil ouvert jour et nuit. Ce sont souvent de petites antennes, juste suffisantes pour capter les chaînes arabes. De temps à autre, on aperçoit une antenne plus grande. Son propriétaire se réjouit alors de l’importance du diamètre de l’assiette. « Il faut qu’il soit d’au moins 3 mètres pour capter les chaînes européennes », me dit Chaïbi.
La Tamanrasset du XXIè siècle n’est plus aussi isolée que jadis. Son aéroport la relie aux principales villes du pays et mêmes à quelques villes européennes. Et la Transsaharienne est devenue un ruban de bitume quasiment ininterrompu qui n’est plus réservé aux seuls camionneurs ou aux 4x4. Tamanrasset dispose aussi de quelques commodités qu’offrent les villes du Nord. On peut y trouver facilement les toutes dernières marques de chocolat ou de yaourt, mais à la seule différence que les prix de ces produits y sont souvent « majorés » d’au moins 10 DA à 20 DA en raison du coût de transport très exorbitant. Malheureusement, cette règle s’applique pour toutes les marchandises provenant du Nord. La pomme de terre et la tomate par exemple, leurs prix au kilo frôlent régulièrement les 200 DA !

« C’est cela l’inconvénient de vivre ici. La pénurie très courante du carburant et de l’eau qui fait carrément défaut dans la majorité des quartiers de la ville rend notre quotidien très délicat. Pas de sachet de lait et les journaux arrivent 2 jours à 3 jours en retard. Sinon, c’est vraiment intéressant du point de vue du salaire pour un jeune diplômé de venir travailler ici », nous affirme Mokhtar, un jeune batnéen qui s’est installé récemment à Tamanrasset pour occuper un poste dans la toute nouvelle université.

Pieds de nez aux préjugés, les habitants de Tamanrasset ne se déplacent pas à dos de chameau ou de dromadaire comme le voudrais notre imaginaire exotique. Â ce propos, les touristes ont plus de chance de découvrir la dernière-née de la gamme Toyota à Tam qu’aux marchés de voitures situés au nord du pays. Et comme les stéréotypes ont la peau dure, il faut préciser alors que les rues de Tamanrasset sont plus rectilignes et plus propres que certaines artères de la capitale. Ses quartiers sont également mieux conçus et plus aérés. Ils s’intègrent plus harmonieusement au cadre saharien de la région. Généralement, il ne faut pas plus d’une heure pour avoir ses repères. Les taxis sont légion et avec 50 DA vous pouvez sillonner toute la ville. Tamanrasset a bien un cachet urbanistique spécifique. Ce fait, le visiteur peut le relever aisément. Les habitations, souvent couleur rouge sombre, et les édifices publics disposent rarement de plus de deux étages. Ce qui nous rappelle sans cesse qu’on est à plus 2000 Km d’Alger….


Clandestinité et diversité
 !

Plus encore qu’hier, on croise un grand nombre d’immigrés, clandestins pour la plupart d’entre eux, maliens ou nigériens. Attirés par la richesse toute relative de Tamanrasset, ils ont quitté leurs villages et leurs familles pour tenter leur chance ici. Ils essayaient de décrocher un "p’tit boulot" qui leur permettra de manger à leur faim et de mettre un peu d’argent de côté pour rallier l’Europe plus tard ...
En réalité, la ville de Tamanrasset vit ses dernières années au rythme des candidats à l’émigration qui s’y côtoient et partagent les mêmes rêves et, souvent, les mêmes désespoirs. A Tam, si les touristes européens quittent la ville à l’approche des chaleurs, les camions dont descendent chaque jour des clandestins venus de toute l’Afrique sub-saharienne ne connaissent pas de saisons. Les clandestins paient des centaines de francs CFA à des passeurs locaux qui les font entrer illégalement jusqu’à Tamanrasset. Ces passeurs, selon plusieurs témoignages, sont connus dans la région où ils travaillent comme entrepreneurs pour la plupart du temps. Selon certains interlocuteurs que nous avons rencontrés sur place, rien ne serait même aussi facile que de les approcher et d’acheter leurs services. Dans ce contexte, Tamanrasset est devenu en un temps record une porte d’entrée pour des milliers de clandestins africains en quête d’une vie meilleure. "Ca fait plus de 3ans que je vis ici. Je me sens chez moi à Tam. Mes compatriotes et tous les autres Africains me font oublier l’exil, explique Seydou, un jeune burkinabé. Je préfère patienter ici que d’aller errer au nord de l’Algérie où je risque la vie et le refoulement à tout moment."

Seydou fait partie de ces milliers habitants de passage qui sont devenu avec le temps de vrais résidents. « Ici, à Tam Les clandestins ont plus de chance de s’y fondre dans la masse, mais aussi d’y trouver un logement moins cher que dans les villes du nord du pays. Et si on se tiens tranquille, les autorités nous ne embêteront pas », nous confie encore Seydou. Cette situation a donné naissance à des "quartiers africains" qui se sont formés et continuent à prospérer aux rythmes de la clandestinité. Plus précisément, ce sont des ghettos où même les forces de sécurité n’osent pas pénétrer. Ces quartiers ont pour noms : Guetâa El Oued, Tahaggart, Imechouane.

La cohabitation est loin d’être toujours idéale. Les « soudanis » comme ils les appellent les Touaregs, s’établissent dans ces quartiers en fonction des nationalités, de l’ancienneté et de l’importance de la communauté. Si les Maliens et les Nigériens ne se plaignent pas de leur vie à cause des liens historiques, de la proximité géographique de leur pays d’origine qui facilitent leur quotidien. L’intégration est nettement plus difficile pour les immigrés issus de pays anglophones (Ghana, Nigeria…). Ces derniers sont souvent organisés en clans, et ils sont vite pointés du doigt dans des affaires liées à des vols et des agressions ou à des réseaux de prostitution. Ces villages dans la ville sont au fil des années devenus des lieux où tout se négocie à ciel ouvert : passeports, argent, travail au noir, femmes pour des travaux de ménage ou pour la prostitution, enfants à adopter, etc. En se rendant sur place, nous avons constaté un trafic aux larges échelles. Quant aux autres qui se tiennent loin de ces magouilles, on les voit aux premières lueurs de l’aube se poster par centaines aux carrefours, à la sortie de la ville. Ils guettent camions et camionnettes pour dénicher un travail occasionnel qui leur permette de survivre.

Des entrepreneurs, mais aussi des particuliers, y passent alors pour prendre de la main-d’œuvre bon marché et corvéable à souhait, en raison de sa précarité.

« Beaucoup ont voulu seulement transiter par Tam. Mais à la fin ils finissent par s’établir ici. C’est tellement risqué d’aller plus loin que rares sont ceux qui osent désormais l’aventure du nord. A tout moment on peut nous refouler, mais ici on a au moins l’opportunité de travailler dans les ateliers de mécanique, de soudure ou les chantiers de construction. Quoi qu’il m’arrive, je ferais tout pour rester ici. Même si on me refoule, j’y reviendrais… », nous avoue Camara, un malien qui vit à Tamanrasset depuis une année.

Dans la capitale de l’Ahaggar, on croise aussi beaucoup de "gens du Nord" ou les « chnawis » comme disent les touaregs. Il y a quelques années, seuls des fonctionnaires venus du nord et détachés temporairement dans le sud habitaient en ville. La plus part d’entre eux ne se sont pas mêlés à la population locale. Toutefois beaucoup d’entre eux aussi ont apprécié l’environnement saharien, et le mode de vie des Touareg.

Bon gré ou mal gré, Tamanrasset s’est constituée un tissu culturel et humain très diversifié. « J’ai l’impression qu’ici, il y a la plus grande proportion de nationalités au monde par mètre carré », nous affirme Paul, un touriste français qui a pris l’habitude de se rendre à l’Ahaggar chaque année. Pour se rendre compte de cette réalité, il suffit de faire une virée au grand marché de la ville : « l’Assihar ». On y entend toutes les langues de l’Afrique, on y écoute toutes les musiques du continent, on y vend différents articles représentants diverses cultures. A lui seul, ce marché est un hymne à la diversité et un symbole de la pluralité dans l’harmonie. Finalement, Tamanrasset a réussi brillamment à rapprocher les cultures en dépit de certains mépris et de certaines tensions. Beaucoup de contrées devraient l’envier pour cela…

Cap sur l’Assekrem

A la sortie de l’Assihar, Laksaci, un ami targui, m’emmena faire un dernier tour en ville avant le départ le lendemain pour l’Assekrem. C’est en sa compagnie que je redécouvre encore mieux Tamanrasset. Il m’indique d’abord la petite zone industrielle qui s’est développée en bordure de l’oued Tamanrasset. Si le béton a tendance à remplacer le caractère rural de cette ancienne oasis, l’ambiance demeure foncièrement saharienne. Avec les 4x4 poussiéreux, les Touaregs en tenue traditionnelle, les convois de camions qui descendent du nord et le vent qui souffle le sable jusqu’au coeur de la cité. Passant par l’avenue principale bordée de petites boutiques et d’une poignée de gargotes, on se dirige d’abord vers un autre marché. Ici, les fruits et légumes venus par camion des "willayas" du Nord et des villages des environs jouxtent l’artisanat local : les "tisabatin" (pendants d’oreilles), les bracelets "lhebdjen" qui se portent par paire, les célèbres "asarou ouan afer" (littéralement "clés de cadenas"), les "teraout" (pendentifs pectoraux portés par les hommes), ... Plus loin, un tailleur confectionne "à l’ancienne" et sur mesure les "sarrouels" et "gandouras".

Passant devant la poste et le petit musé, on s’arrête dans une boulangerie et on tourne ensuite vers le quartier de Tahaggart pour manger au Maynama, restaurant haoussa (Niger) où on mange exclusivement de la viande à des tarifs très abordables. Au menu, un grand plat de viande et de poulet. Laksaci tâte la viande, bientôt imité par quelques autres clients qui y vont chacun de leur commentaire. A la fin du repas, la viande était de qualité et le dîner était un vrai régal !
Le lendemain matin, sur d’inébranlables 4x4 Toyota nous avons mis le cap sur l’Assekrem. Tamanrasset-Assekrem, avec pique-nique à Akar et nuitée au refuge du Père Foucauld, ce circuit fait rêver des milliers de touristes qui viennent du monde entier et d’Europe en particulier pour y découvrir un paysage volcanique mystérieux parsemé de cônes rocheux.
Sur la piste, ça roule lentement. La piste qui mène jusqu’à l’Assekrem est dangereuse. Rocailleuse. Etroite. Impossible de croiser un autre véhicule : il n’y a pas assez de place. Mahfoud, notre chauffeur, fait attention à ne pas nous taper contre la paroi rocheuse qui longe la piste d’un côté ; à ne pas nous envoyer au fond du ravin qui borde la piste de l’autre côté. La voiture cahote, grince, cogne. Elle rechigne même. Quelques fois, elle semble ne pas vouloir passer. Mais à la fin, elle passe quand même. Et poursuit cahin-caha son chemin loin de plus de 80 Km. Tamanrasset est désormais loin derrière nous. Les panoramas merveilleux qu’on découvre dans le massif de l’Atakor sont à couper le souffle. Le pic d’Iharen est à lui seul une invitation à la méditation. C’est en fait toute la géologie de l’Histoire qui se résume dans un mutisme d’éternité. L’immensité et le silence enserrent jusqu’à la contrainte de se réfugier en soi. Dans l’étendue de ce désert, seul ce proverbe targui peut nous aider à sonder l’âme de ces lieux :

« Si loin que nous portent nos pas, ils nous ramènent toujours à nous-mêmes ». Et oui, là ce sont 600 000 à un million d’années des premières manifestations humaines ou pré-humaines qui stridulent dans la quiétude minérale. On poursuivant le voyage, les yeux admirent le mont Hadriane, édenté, il est posé comme un pain de sucre sur un plateau gréseux. Une légende veut qu’il ait perdu une canine dans un duel contre un autre mont. Les touaregs prêtent aux monts un sexe. Il arrive que des monts masculins soient divisés par des rivalités pour un mont féminin.

Notre chemin nous mène encore à côté du pic d’Adaouda (le doigt), en passant par le pic Younamet. La pause à la guelta d’Affillal fut encore un pur moment d’émerveillement. Cet antre de la vie en plein néant est une merveille en soi. L’eau pure et transparente, le poisson chat et les roches qui dessinent dans le paysage des vagues pétrifiées, nous renvoie directement à l’image du paradis. Une heure après, nous sommes arrivés à l’Assekrem. Là je comprends les histoires d’envoûtement qui clouent ici les hommes venus du nord. Là, je comprends le parcours du père Foucauld.

Cet ermite a certainement compris qu’en montant la garde au sommet de l’Assekrem (2780 M), il serait plus qu’ailleurs proche de dieu. Cet ermitage perché dans les montagnes du Hoggar lui a certainement procuré du bonheur. Oui du bonheur, en y pensant, c’est ce qu’enfin m’a réservé Tamanrasset. Cette ville aux mille facettes gardera toujours une place particulière dans le cœur de son visiteur….