American Gods

American Gods

Pas facile de retrouver son univers personnel en plein chambardement lorsque l’on sort de prison. D’abord une épouse qui décède en pleine séance de fellation sur la personne de son meilleur ami. Puis son travail qui s’envole. Et puis enfin les assauts crasses d’une famille clairsemée et hargneuse. Autant de coups de matraque propres à pousser Ombre sur les voies du renoncement. Et pourtant, qui sait pourquoi, le géant taciturne accepte un étrange emploi, celui de garde du corps du dénommé Voyageur, rencontré dans un avion, ce qui vaut finalement mieux que de rester le nez contre le mur invisible des perspectives inexistantes. Sauf que la tâche se révèle périlleuse puisque son employeur n’ai rien du vague escroc rondouillard qu’il semblait être. Car Voyageur est un dieu. Et pas n’importe lequel.

Un des plus anciens de la mythologie nordique. Un des plus oubliés aussi. Qui va précipiter Ombre dans une incroyable lutte contre les nouveaux Dieux de ce siècle, Télévision, Autoroute, au gré d’un éprouvant voyage sur des terres d’Amérique finalement pas si connues que ça. Un voyage à travers les Etats Désunis en somme.

Fils prodige - et prodigue - de la culture Comics, à laquelle il a donné quelques lettres de noblesse (avec sa série " Sandman ", qui a tout raflé dans sa partie, du Will eisner’s award au Diamond Distributors Gem’ award ) Neil Gaiman livre ici un roman incroyablement abouti, à la fois très onirique et diablement campé dans son siècle. A travers Ombre, Candide brutal et lissé par le destin, l’écrivain étrille l’Homme, celui qui garde la tête dans le nombril, à construire obstinément. Et qui ferme les yeux sur la part de magie qui régit son univers apparemment sécurisé. Car au détour des avenues new-yorkaises, dans les fermes du middle-west, un peu partout, les anciens Dieux survivent. Vaincus souvent, mais immortels et tranquilles, comme Anubis, entrepreneur en Pompes funèbres, histoire de ne pas perdre la main puisqu’il n’a plus rien à faire maintenant qu’il n’a plus de fidèles. Voilà bien d’ailleurs le constat roublard de ce roman, véritable histoire de la spiritualité, où les hommes sont soumis à leurs dieux certes, mais les font mourir dès lors qu’ils cessent de les vénérer. Cette approche très originale est toutefois assez logique si l’on considère le parcours éditorial de Gaiman, le comics américain s’étant évertué depuis des décennies à humaniser bon nombre de figures légendaires telles Hercule ou Thor, puissants oui, mais dont la part émotive les élevaient, pour ainsi dire, au rang de simples citoyens du monde. Curieusement, des créations pures - comme Thanos ou Galactus - constituaient du coup des entités divines plus crédibles dans l’imaginaire du lecteur. Des entités cent pour cent américaines.

Cette aspiration des Etats-Unis à se construire une assise culturelle, historique, constitue d’ailleurs le second thème central d’American Gods. Outre une réflexion sur l’essence de la divinité, voire sur celle de l’homme, il dresse le constat amer du vide originel inhérent à la création de l’Etat le plus puissant de la planète. Composée d’immigrants qui tous y amenèrent leurs propres divinités tutélaires, l’Amérique, en se débattant pour se forger une identité, a fini par donner naissance à des dieux foncièrement hype, très inattendus, dont Télévision ou Ordinateur restent les plus emblématiques. Le propos pourrait être décalé. Tiré par les cheveux. Il n’en est rien Car Gaiman a suffisamment digéré les poncifs de la littérature fantastique pour jouer avec les codes, trouver le ton juste, celui qui rend tangible l’inimaginable.

L’Homme, perdu dans cet incroyable panthéon, reste toutefois la figure centrale de ce roman. Ombre, la brute habillée de tous les atours de la force mâle, mais dont la marge de manouvre se trouve sanglée par ses interrogations existentielles, est un héros volontairement inachevé, justement pour que l’on puisse s’y identifier. Et ainsi pointer notre propre paresse. Car les dieux sont tout autour de nous aucun doute, et nous ne les voyons plus. American Gods, en plus d’être un remarquable thriller inventif et souvent drôle, est de ces ouvres, fortes, inoubliables, qui contribuent à vous garder les yeux ouverts. A vous interroger mine de rien sur l’éclosion d’une forme nouvelle de dévotion. Un roman qui vous redonne la foi. En la littérature.

Neil Gaiman, American Gods, Au Diable Vauvert, 2002, 691 pages

Neil Gaiman, American Gods, Au Diable Vauvert, 2002, 691 pages