Allegro … ma non troppo (l’abjection comme esthétique post-moderne)

Allegro … ma non troppo (l'abjection comme esthétique post-moderne)

Ce qui commence à fâcher dans ce qu’il convient d’appeler la seconde affaire Alègre n’est pas tant que la plupart des gazettes en fassent leurs choux gras, puisqu’il est dans la nature de la presse, quand elle ne conditionne pas son lectorat d’aller au devant de ses goûts, parmi lesquels, depuis quelques millénaires, celui du sang.

En soupirant, on admet, d’autant que ce fait-divers là empeste trop le conflit de classes pour qu’on souhaite le voir enterré trop vite au nom d’un malsain voyeurisme …
Non, ce qui dérange, ce n’est même pas la tentation populiste - à gauche aussi, hélas - de réveiller les fantômes du notaire de Bruay et de son juge, ce mythe douteux du bourgeois pervers aussi pourri de l’intérieur qu’immaculé au dehors poursuivi par le bras séculier de la justice incarné par un journaliste forcément intègre ou un magistrat au cœur pur.

Le populisme caresse la couenne du populaire dans le sens qui émoustille les sens, et, dans l’économie du spectacle permanent, le populo, on l’admet, c’est de l’argent.
Ce qui écoeure un peu ou même beaucoup, c’est cette glissade effrénée de la distance objective vers un sentimentalisme vaguement répugnant, qui nous rapproche de ces filles perdues des deux sexes dont on ne connaît guère que ce prénom, même s’il est un alias, qui introduit de facto un sentiment d’intimité avec elles, alors que, de cette intimité à la complicité amicale, nous n’avons plus qu’un petit pas à franchir pour ne plus sereinement réfléchir et encore moins juger ; quoique cela ne soit pas si grave, car elles sont si touchantes dans leur douleur, si évidemment victimes avant toute chose qu’on leur pardonne d’avance leur mensonges comme leur âpreté au gain, mais c’est inquiétant quand même, car on finit par penser de celles qui nous sont devenues si proches qu’elles ne peuvent pas davantage mentir qu’être dépourvues de scrupules, a contrario de ces monstres si étrangers à nos émotions, sans prénoms ni terribles misères, qui s’appellent substitut Untel, lieutenant Untel, président Untel.

Il y a pire, et c’est sans doute normal car le pire est toujours sûr dans ce genre d’imbroglio où l’abjection humaine se reflète dans ses noirs miroirs : l’immonde Alègre, le violeur, le tueur sadique, devient chaque jour un peu plus Patrice, au point qu’on s’attend qu’il finisse bientôt en « pauvre Patrice », comme quelques-uns de ses prédécesseurs en horreur que des femmes insensées demandaient en mariage le seuil des barreaux de la perpétuité franchi.

Ses avocats ont placé haut la barre de la sensiblerie ignoble, qui parlent de leur client avec affection quand on espère d’eux une défense objective plutôt que ces poisseuses ficelles de l’apitoiement vulgaire, ces trémolos de la grandiloquence, cette manière de minimiser la sauvagerie en la faisant instrument des froids calculs de notables, procédés qui, à défaut d’être dignes, ouvrent probablement mieux que la rigueur hiératique si peu télégénique la route de la notoriété, des prétoires et des affaires juteuses.
On me dira qu’il ne font que leur boulot, qui est de se vendre en vendant leur client, comme tel animateur de télévision que l’odeur de cadavre qui suinte de cet enfer bien concret ne rebute pas le moins du monde : puisqu’il y a du fric à se faire, peu importe que ce soit avec des filles violées, étranglées, éventrées, ou plutôt tant mieux, car la vie d’un tueur en série, ses hauts faits, c’est tellement plus palpitant pour notre érotique dépravée et nos imaginations en panne que les turpitudes navrantes des apprenties stars de la télé réalité !

Bien joué, Patrice, avec ton atroce petite houpette qui signale à elle seule que tu portes crânement ton infamie et ne t’es jamais soucié de tes crimes : te voilà devenu, si ce n’est le premier, le plus emblématique de ces héros que nous envions depuis longtemps, sans oser franchement l’avouer, à cette Amérique d’où nous vient tout ce qui est vraiment fashionable, moderne, tout ce qui a de la classe.
A qui le tour ? où se tient le cannibal qui rôde ? quels sont les puissants qui partageront son festin ?

Houellebecq peaufine le scénario, Michael Haneke et Claude Chabrol revendiquent la mise en scène, à la promo télédiffusée ne manque que les noms des protagonistes.
Caméras et rotatives sont prêtes à tourner …