Hiroshima, mon désamour

Hiroshima, mon désamour

Le fracas de la bombe H a également causé des traumas dans la culture nippone. Les corps fracassés, dissous, pulvérisés et deux villes rayées de la carte fendirent l’âme japonaise, surtout que les Américains - ici aussi - prirent le contrôle des esprits pendant de nombreuses années après la capitulation de l’Empire du soleil levant.

Au-delà des polémiques et des études historiques il s’avère que le bombardement nucléaire du Japon par les USA n’avait pas qu’un seul but militaire. Il apparaît clairement que l’Amérique voulait abattre le Japon impérial pour mieux le contraindre à adopter ses canons économiques et politiques. La main mise de la pensée unique américaine alla jusqu’à interdire la publication de certains auteurs, dont Tamiki Hara (1905-1951), initiateur de la Genbaku bungaku (la littérature de la bombe atomique) ainsi que toute représentation de Madame Butterfly, le célèbre opéra de Puccini. La chape de plomb qui s’abattit alors sur le Japon ne concernait pas que les pluies acides, les terres fumantes et les rayonnements de l’atome mais interdisait aussi aux japonais de s’exprimer librement, de vivre normalement et d’essayer de comprendre ce qui s’était passé dans la dernière décennie écoulée ...

Débris étincelants
s’étirent en un vaste paysage
cendres claires
qui sont ces corps brûlés aux chairs à vif
Rythme étrange des corps d’hommes morts
Tout cela exista-t-il ?
Tout cela a-t-il pu exister ?
Un instant et reste un monde écorché vif
A côté des trains renversés
Le gonflement des carcasses de chevaux
l’odeur des fils électriques qui peu à peu
se consument en fumant

Ce katakana de Tamiki Hara imposait la brutalité de la réalité dans une forme littéraire expurgée de tout sentimentalisme, de tout artifice pour crier la souffrance absolue, le mal total, la mort suintante dans les chairs et les esprits, la peur aussi face à au lendemain impossible.

Pour rendre hommage à tous ces oubliés de nos consciences repues de bons occidentaux trop bien nourris, Eric Nonn a transposé la problèmatique de l’opéra dans un huit clos foudroyant, un Butterfly II qui recompose le kaléidoscope dérivant d’un Japon qui peine à se reconstruire, happé de plus en plus par le consumérisme. Et la tentative de rébellion de Mishima qui s’est soldée dans le sang n’a fait qu’aggraver la situation : si vous vous rendez au Japon vous constaterez que le Japon historique et traditionnel n’est plus, vaincu par les dieux Sony, Canon, plasma, Internet ...

Plutôt qu’user de métaphores, l’utilisation de cercles concentriques permet d’imbriquer des faits et des émotions en resserrant petit à petit l’intensité pour ainsi mettre en lumière toute la force du propos. Subtile méthode qu’Eric Nonn utilise dans une recherche de l’absurde qui n’est pas sans rappeler les théorèmes extrêmes qui avancent l’idée que des droites, dites parallèles, finissent par se croiser dans l’infini. Un décor absurde, au premier abord, est alors planté mais il fourmille de détails, de personnages à la limite de la caricature tout en débordant d’humanité ; un fait divers anodin se produit mais il est aussi le reflet d’une existence qui pourrait être le pantomime d’un destin sans réel finalité, si ce n’est de se dédoubler, de se réapproprier le rôle principal pour que l’histoire continue, que la mémoire ne flanche pas, que se transmettent les savoirs, les traditions. Ainsi, dans l’un des "quartiers des maisons de carton" de Tokyo, un vieil homme employé aux écritures dans un dispensaire, trouve sur les rails le corps d’un homme récemment décédé. Il est bien habillé, porte des petites lunettes cerclées de métal mais surtout, il a sur lui, dans l’une des poches de son manteau, un ouvrage de Tamiki Hara, Fleurs d’été. Qui est-ce ? Un intellectuel, un écrivain ?

Le vieux Shozu croit y lire un signe car cinquante ans plus tôt le poète, grand témoin d’ Hiroshima, s’était suicidé en se jetant sous un train de banlieue. Il décide alors de veiller cet inconnu. Il le tire jusqu’à un terrain vague et est rejoint par la jeune Tomoko qui n’est pas une geisha, trop jeune fille en devenir qui ne sait rien de la guerre ni de l’amour. La nuit déploiera ses ailes et la "cérémonie" ira son cours avec son lot d’imprévus.

C’est alors qu’entre en jeu le rôle majeur de l’écriture : ici plus que jamais le rythme et le style sont les deux piliers du livre. Proche des katakana, cette forme si particulière de l’écriture japonaise, la narration d’Eric Nonn s’appuie sur l’emploi d’une économie de matériaux afin de souligner l’essentiel de l’action. Usant d’une orientation théâtrale, Nonn parvient à découper ses scènes comme si elles étaient mises en relief par une douche de lumière qui offre les corps au rythme des mots. Papillons brûlés dans la nuit de la narration, les personnages sont au diapason sous la baguette d’un chef d’orchestre en pleine grâce... Dans une perspective dépouillée, la nudité des âmes contredit l’érotisme des idées (le Butterfly est un bordel sordide) et scelle l’harmonie des actes dans un crépuscule irréel à quelques encablures de la ville moderne. Transition entre les mondes, ce livre-là démontre bien que la bipolarité que l’on tente de nous vendre n’existe pas ... et que la différence entre les hommes est le seul terreau dans lequel puiser l’énergie nécessaire pour donner naissance à un futur.

Lire un extrait.

PS -
Éric Nonn, Butterfly II, collection "Domaine français", Actes Sud, janvier 2007, 90 p. - 12,80 €