Ne tirez pas sur la pianiste ! !

La pianiste ne joue pas pour un large public. Elle donne un concerto intimiste et feutré de 129 minutes pour une assemblée qui fera l’effort de la suivre dans ses silences, dans sa misère sexuelle féminine, dans les méandres de son esprit malade. Le décor est digne d’un téléfilm de l’inspecteur Derrick, une Autriche musicale mais triste où plane une douleur que l’on ne peut pas exprimer. Un malaise honteux qu’il faut taire, enfuir au plus profond de son inconscient. Michael Haneke avait besoin de cette ambiance viennoise et historique, jamais vraiment glauque mais très typée, très connotée car elle est idéalement un terrain favorable au drame.

La pianiste ménage ses effets, elle ne joue pas pendant le générique, ne communique plus, d’ailleurs existe-t-elle encore véritablement ? Elle vit plutôt à côté de son existence dans un quotidien partagé en deux. D’un côté sa vie professionnelle de professeur de piano autoritaire et coincé, brimée par une mère abusive avec qui elle partage le gîte, le couvert et surtout le lit. De l’autre un univers fantasmatique très hard qui l’entraîne dans des cabines d’un Sexodrôme où elle respire le foutre dans des mouchoirs usagés, la fréquentation de Cinéma en plein air où elle joue les voyeuses perverses. Isabelle Huppert est la pianiste, cela ne pourrait être personne d’autre au monde se dit-on pendant toute la projection sur grand écran du quotidien de cette femme névrosée mais belle et touchante. Huppert fait corps avec son personnage.

Elle l’habite du sol au plafond, chaque recoin de son corps nous parle, exprime ce que les mots et les regards ne savent pas dire. La pianiste est un esprit torturé, sans cesse à la frontière de la folie, elle alterne entre le masochisme, la schizophrénie et quelques autres déviances. Schubert, Bach et tous les musiciens du monde n’arrivent pas à calmer ses psychoses et ses angoisses.
Erika a échoué dans sa carrière de pianiste, une carrière rigoureusement surveillée par sa mère (jouée par une Annie Girardot bouleversante de vérité), et elle a échoué en tant que femme, convaincue de l’infériorité féminine dans la lutte pour l’égalité, en reniant sa propre sexualité, en ayant refusé tout contact physique avec les hommes.

La pianiste, Erika Kohut, trente ans, dont le nom est en accord (majeur) avec son âpreté et sa froideur a pourtant une chance de sortir de cette vie de fantôme mangé par une démence autodestructrice. Cette chance se trouve personnifiée en un nouvel élève, le jeune et beau musicien/hockeyeur Walter Klemmer qui est tout son contraire ; charismatique, vivant et qui n’a pas peur de ses sentiments. Il dégage une insolence jubilatoire et positive mais cela ne suffira pas à calmer le trouble.

S’en suivra donc une passion hors norme avec Walter, héros romantique en souffrance qui nous en rappelle un autre Werther, sans que la pianiste puisse rendre son amour au jeune musicien car amenée à lutter uniquement pour le succès artistique dès son enfance, elle est incapable de se former une identité sexuelle normale.
Nous ressortons ébranlé par ce film étouffant qui a le souci maladif de la note juste et tragique, qui réussit à mettre en scène de manière magistrale la sérénade jusqu’au rideau final. Certaines scènes extrêmes comme celle des premiers attouchements ratés jusqu’au viol sanguinolent, en passant par cette fellation vomitive ou un quasi inceste à l’envers mère-fille sont définitivement des images marquantes, dérangeantes mais jamais gratuites. On peut dire d’une certaine manière que Haneke repousse les limites du cinéma, en divulguant en pleine lumière des tabous jamais montrés dans le septième art, en prenant des risques et en les assumant. Un regard bien pertinent sur le monde. On en redemande de cette musique cruelle, riche et sans concession qui nous parle si bien de la vie.

« La pianiste » un film de Michael Haneke.

« La pianiste » un film de Michael Haneke.