Paix des peuples, guerre des nations

Paix des peuples, guerre des nations

Oui, mais pas à sens unique ....

Editorialiste au New York Times, Thomas L. Friedman analyse deux fois par semaine les faits marquants de l’actualité internationale.
Auteur trois fois couronné par le prix Pulitzer, ce journaliste hors norme bénéficie d’un statut de privilégié qu’il reconnaît bien volontiers - et qui est, selon lui, le gage de la qualité de son travail - car il garde la totale liberté de ses propos et ne subit aucune censure de la part du journal ; de plus on lui a alloué un budget " sans limites " qui lui permet de pouvoir, du jour au lendemain, s’envoler pour l’autre bout du monde, et y rester le temps qu’il faut. Ainsi notre homme s’en va glaner l’information à sa source, ne s’entoure d’aucuns courtisans, et parle sans langue de bois.

Il est à la fois l’interlocuteur des principaux protagonistes de l’histoire du monde, mais aussi des petites gens de la rue, des bazars, des écoles coraniques … des femmes et des hommes à qui bien souvent le seul mot "américain" fait perdre le bon sens.

Entre fureur et ressentiment, Thomas L. Friedman tente de recomposer le puzzle original pour nous donner un panorama complet de l’état sociologique et politique de la planète, loin des clichés et des idées préconçues par les intellectuels de salon.
Ce livre rassemble ses chroniques publiées depuis le 11 septembre 2001, parfois écrites depuis l’Afghanistan, Israël, l’Indonésie ou l’Arabie Saoudite.
Sans être manichéen, mais avec une indéniable vision occidentale, ce livre permet de comprendre pourquoi nous subissons un violent choc des civilisations et des cultures. Il faut aussi se remettre dans le contexte de l’époque, où un certain esprit de vengeance habitait l’Amérique, ce qui explique le ton de certains papiers.

Friedman est certainement honnête dans ses propos, et il fait tout pour tenter de réconcilier l’inconciliable, mais, justement, là où le livre en devient d’autant plus intéressant, c’est qu’il montre à quel point une culture, une éducation, même repoussée au plus profond de son moi pour s’ouvrir aux autres, reste et demeure, quelque part, présente dans le raisonnement. Friedman a vécu de longues années au Proche Orient, notamment à Beyrouth, et se présente donc comme un spécialiste de l’étude des sociétés arabes modernes. Mais son aveuglement pour la société américaine, supplantée par ses préférences israéliennes, lui font tenir d’étranges propos : ses crispations à l’encontre de M. Arafat et son manque de respect (on ne peut traiter un homme élu comme un pestiféré - Arafat - alors que son homologue, lui aussi élu, et lui aussi à la carrière entachée de sang - Sharon -, se voit placé systématiquement dans la position du "bon") dénature un peu l’ensemble de ses propos, car le doute s’insinue.

Comment peut-il parler des "offres généreuses" de Barak, à Camp David 2, alors que c’est faux, et qu’un autre journaliste, français celui-là, l’a dénoncé dans un livre (Charles Enderlin, "Le rêve brisé", Fayard 2002) et dans un documentaire qui lui ont valu des prix prestigieux ?
Cette position intransigeante dans l’analyse de l’échec d’Oslo, qui se répète de chroniques en chroniques, est gênante. Autre erreur : la célèbre bataille d’Aman en septembre 1970 où les feddayin palestiniens furent mis en déroute par l’armée jordanienne, devient une victoire israélienne. Etonnant prisme de l’Histoire.
Paradoxalement, Friedman ne cesse de dire qu’il faut revenir aux frontières de 1967 pour qu’un Etat palestinien voit le jour, et que toutes les colonies - ce " cancer sioniste" -, soient démantelées.
C’est l’art du grand écart.

Cela mis à part, les analyses sont savoureuses et bien souvent instructives. Parfois l’élan patriotique tourne à la caricature - et je ne peux m’empêcher de me remémorer la phrase de Norman Mailer : " Nous autres, Américains, par tradition, on fonce sans réfléchir. " - mais la lecture de ce livre est un passage indispensable pour qui souhaite appréhender dans son ensemble le panorama complet de la planète. Nous pouvons, grâce à Friedman et ses accès de colère et de verve pro-américaine ("une seule armée au monde : l’US army", p.237), mieux connaître la manière dont on pense outre-Atlantique ("Songez aux inepties écrites dans la presse, en particulier dans les médias européens et arabes, pour s’émouvoir des ’pertes civiles’ en Afghanistan. Il se trouve que de nombreux Afghans, des civils, priaient pour un nouveau passage des B-52, venus les libérer des Talibans, dommages collatéraux ou pas.", p.157).
Mais il y a aussi de bonnes idées qui visent à proposer des réformes internes à la société américaine, et Friedman n’hésite pas à apostropher le président Bush sur ce qu’il devrait faire pour le bien de son peuple. Notamment s’extraire de la dépendance au pétrole et développer les énergies renouvelables.
Cependant, on ne se sépare pas de cette manière désinvolte de donner des leçons et d’oublier les bourdes d’hier. Le 11 septembre 2001 est celui que l’on connaît, mais il oublie l’autre 11 septembre, celui qui a vu au Chili un président élu abattu par un général voué à la CIA, le triste Pinochet. On oublie l’humanisme de Lumumba que la même CIA a fait disparaître au Katanga, dans le nord du Zaïre, avec l’aide d’un autre général, le non moins sinistre Moboutou. Etc.
Le compte est vite réglé aux dirigeants arabes, accusés de corrompre et de maintenir leur peuple dans l’ignorance au lieu de l’ouvrir à l’éducation, mais quid des millions de dollars déversés par l’Amérique à tous ces potentats ? Rien, on paye, on sait que l’argent est détourné mais on continue à payer. Friedman a raison dans un sens, mais il ne semble pas mesurer l’impact des changements qu’il demande sur une société archaïque, telle que la société civile arabe. On ne peut pas, même en étant américain, tout changer d’un coup de baguette magique. Il faut faire selon les codes : cela s’appelle la culture. Vieux pays, vieux modèle. C’est ainsi et l’on n’y peut rien. L’Américain est pressé, l’Arabe, et le "Tiers-Mondiste" en général, ont tout leur temps. C’est dans l’espace que le conflit s’opère : l’un s’emballe, l’autre attend, pèse et soupèse, tergiverse, s’inquiète … Mais l’on ne peut réformer une société, même avec l’aide d’Internet dont Friedman loue les bienfaits, sans un minimum de respect de la personne humaine, donc de ses origines, de ses mœurs et coutumes. L’Américain est pressé, il devra savoir attendre, à défaut de mettre le feu à la planète …
L’exemple de l’Indonésie, premier pays musulman du monde, est significatif.
Selon Friedman, nous devons aider ce peuple à migrer vers une société démocratique laïque et moderne au sein d’un Etat islamique. Ainsi cette "victoire" serait bien plus significative que toutes les bombes lancées sur Al-Qaïda, et serait un signe encourageant pour les peuples en devenir de démocratie, et tous les musulmans modérés qui souhaitent œuvrer au développement de leur pays et non mener un djihad inutile.
Nous sommes d’accord.
Pour Friedman, l’Egypte doit être le phare du Nouveau Proche Orient, le Taiwan de la Méditerranée : la paix entre les peuples ne peut naître qu’avec la croissance économique, "le terrorisme n’est pas l’enfant du déficit monétaire, mais de la perte de dignité."
Toujours d’accord.

Pour conclure et tenter de résumer l’idée de ce livre, je reprendrais volontiers la citation du rabbin Hartman qui prêche la tolérance et agit contre les institutions fondamentalistes : "Le contraire du totalitarisme religieux, dit-il, est une idéologie du pluralisme, une idéologie qui embrasse la diversité des religions et l’idée que ma foi peut-être enrichie sans qu’on la prenne pour la seule vérité. L’Amérique est la Mecque de cette idéologie, et c’est pourquoi elle attise la haine de Ben Laden".
Affirmation à laquelle on pourrait retourner la question : est-ce que l’Amérique essaye de comprendre le monde tel qu’il est ? Pourquoi lui imposer son modèle de société ? Pourquoi axer sa politique sur le Proche Orient et oublier l’Amérique du Sud ? etc.

Dialogue de sourds, alors ? Pas nécessairement, mais tous n’entendent pas la même chose, il convient donc de continuer encore et encore à nous parler … plus que tout.

PAIX DES PEUPLES, GUERRE DES NATIONS, Après le 11 septembre
Thomas L. Friedman, Denoël, 2003, 686 pages, 21 euro

PAIX DES PEUPLES, GUERRE DES NATIONS, Après le 11 septembre
Thomas L. Friedman, Denoël, 2003, 686 pages, 21 euro