Philippe Combessie, sociologue hyperactif pour femmes hyperactives

Philippe Combessie, sociologue hyperactif pour femmes hyperactives

Philippe Combessie est sociologue et semble avoir un attrait particulier pour les sujets difficiles : après s’être fait connaître pour ses travaux sur la prison, le voila qui s’intéresse à la sexualité des Français et plus encore à celle des Françaises « hyperactives » dit-il...

1) Bonjour Philippe, si vous deviez vous présentez en quelques mots, vous diriez quoi ?

Je suis curieux de ce qui m’entoure. J’aime chercher, analyser, découvrir, et faire connaître, certains aspects méconnus des sociétés humaines.
Je me suis d’abord intéressé presque exclusivement aux prisons, sous beaucoup d’angles différents.
Depuis quelques temps, en parallèle, je développe des analyses de socio-anthropologie des comportements sexuels. Je dirige des travaux d’étudiants : sexualité des jeunes, téléphone rose, Internet, sex-shops, prostitution, acteurs des films classés X... Moi-même, je commence une recherche sur des comportements de femmes qu’on peut dire "sexuellement hyperactives".

2) La sexualité des femmes hyperactives ça veut dire quoi ? c’est quoi ? ça ressemble à quoi ?

En matière de pratiques sexuelles, lorsqu’on regarde la quantité, le nombre de coïts, de partenaires... si l’on s’éloigne des comportements "moyens", on trouve, d’un côté, des pratiques qu’on pourrait dire "hypoactives", avec pour limite l’abstinence (c’est un mouvement dont on parle beaucoup en ce moment), et de l’autre, des pratiques qu’on dira "hyperactives", avec une plus forte fréquence de rapports sexuels que la moyenne, en général accompagnée, en particulier lorsque cette hyperactivité sexuelle se poursuit sur une période longue, d’une multiplication du nombre de partenaires. Une sexualité hyperactive monogame, lorsqu’elle existe, se trouve en général réservée à la phase, le plus souvent courte, de découverte mutuelle des partenaires. C’est la raison pour laquelle les comportements relevant d’une sexualité hyperactive impliquent, lorsqu’ils se prolongent, une ou plusieurs forme(s) de pluripartenariat.
Ma recherche concerne les femmes qui multiplient les rencontres sexuelles sans contrepartie financière. Comme elles multiplient les partenaires, on ne peut pas dire qu’il y a d’engagement affectif fort à chaque fois. Il s’agit parfois même d’inconnu(e)s, ou de quasi inconnu(e)s, qui peuvent ensuite ne pas le rester... ou bien, à l’inverse, disparaître dans la nuée des souvenirs de nuits torrides... de plages désertes... de parkings mal éclairés...

Dans toutes les sociétés humaines, les pratiques extrêmes sont mal tolérées ; sauf peut-être pour les élites - et encore. Mais les gens plus ordinaires sont invités à se cantonner dans des comportements moyens.
Le sexe étant traditionnellement lié à la reproduction, le contrôle de la paternité biologique des enfants participe aux logiques de domination masculine qui visent une surveillance particulièrement forte de la sexualité de femmes. Cela rend difficile la reconnaissance de l’hyperactivité sexuelle, en particulier pour les personnes mariées.

3) Je ne voudrais pas vous étiqueter "voyeur" mais pourquoi s’intéresser à un sujet aussi intime ?

Peut-être, justement, parce qu’il est intime. La sexualité est un domaine à peine exploré, dont on parle beaucoup mais qu’on connaît assez mal. C’est un domaine sur lequel on projette des images souvent déconnectées de la réalité. Mais ces images influencent les pratiques, et contribuent à brouiller les appréhensions qu’on peut en avoir. D’où les difficultés à étudier sereinement la sexualité. D’où les difficultés à vivre sa propre sexualité aussi, ce qui n’est pas pour rien dans le succès de la psychanalyse, et d’autres soins psychiques ou somatiques.
Comprendre la sexualité est un défi majeur pour l’être humain. La frontière entre le biologique et le social alimente des controverses incessantes. Mais toutes les pratiques et représentations qu’observe le sociologue ou l’anthropologue sont socialisées (en cours, ou en voie de socialisation) et en ce sens elles sont culturelles, les produits d’une histoire (individuelle et collective) où chacun cherche sa voie entre des définitions conflictuelles de la « bonne pratique » et de la « bonne représentation ». Je trouve cela stimulant, à tous points de vue.

4) Une partie de votre travail consiste-t-elle à vérifier les dires de vos informatrices ? Vous les accompagnez en partouze ? Vous avez des relations sexuelles avec elles ? Trop dur comme boulot... Je vais faire sociologue tiens ! Mais ça gâche pas un peu le plaisir de devoir tout noter en le faisant ?

Voilà plusieurs questions à la fois. Je vais essayer de les traiter dans l’ordre.
Il est toujours nécessaire de vérifier ce qu’on entend. Cela dit, bien souvent, on en comprend suffisamment au cours d’entretiens approfondis pour distinguer ce qui est probable, ce qui paraît juste, et ce qui semble masqué, ou au contraire exagéré. Il est intéressant d’analyser ces façons de dire, ou de ne pas dire. Depuis longtemps, on sait que les femmes, en général, à l’inverse des hommes, ont tendance à minimiser le nombre de leurs partenaires (je sais que ce n’est pas votre cas : vous prétendez toujours faire l’amour pour obtenir vos e-terviews, même quand ce n’est pas vrai ?), comme elles ont plus de mal à parler de masturbation (il faudra que j’aille voir sur votre site : vous en parlez souvent ?).
Par ailleurs, l’une des difficultés à analyser les comportements sexuels, c’est justement qu’en dehors de ceux, assez rares, qui se déroulent de façon plus ou moins publique (sexualité collective, spectacles, tournages de films classés X, séances de déflorations rituelles) ils ne sont pratiquement jamais observables. Et le fait même d’y participer rend particulièrement délicate l’analyse (Georges Devereux écrit « l’orgasme pleinement vécu produit un voilement de la conscience, ce qui rend l’auto-observation imprécise ») - ce n’est pas pour autant qu’elle soit à exclure.

Quant à ma propre vie sexuelle, elle n’a guère changé depuis que j’ai commencé cette recherche.
En la matière, tout comme je connaissais déjà certains aspects de la prison avant de m’y intéresser en sociologue, je connaissais déjà certains aspects de la sexualité hyperactive avant de dénommer ainsi ce type de pratiques.

Votre toute dernière question est particulièrement intéressante. Certains ont reproché à la sociologie de désenchanter la vie. Je ne crois pas. La sociologie, telle que je la conçois, implique une attention constante, une attention flottante assez souvent, mais de tous les instants ! Et puis, quelques heures par jour, devant une table, on s’astreint à rédiger. Je ne pense pas que cela "gâche le plaisir" de vivre...
Au contraire : l’intellect est stimulé par les sens, et réciproquement.

Si vous voulez en savoir plus, je vous conseille un petit livre savoureux de Peter Berger, qui vient d’être réédité : « Invitation à la sociologie » !

5) Essayerez-vous de relier vos deux sujets : le sexe et la prison ?

Bien sûr. Il y a de multiples façons d’établir des liens entre les deux. La dimension sexuelle est tout de même présente dans une foule de domaines. Il y a déjà eu quelques travaux sur la sexualité en prison. On peut noter que certains d’entre eux sont publiés sous pseudonymes. Comme quoi cela ne va pas de soi de parler, et d’écrire, au sujet de la sexualité. La plupart du temps, il s’agit de sexualité dans les prisons d’hommes. Une étudiante m’a proposé dernièrement un projet sur la sexualité des femmes incarcérées.
Un autre étudiant vient de commencer une thèse sur la construction sociale de la criminalité sexuelle, qui conduit de plus en plus d’hommes en prison.

6) Mon grand jeu littéraire de l’automne ; complétez les phrases suivantes :

- Jamais deux fois : on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. Chaque expérience est unique. Et pourtant, les fleuves suivent toujours, à peu près, les mêmes méandres.
- Elle était maquillée... Comme une star de ciné... (mais je ne continue pas, je chante abominablement faux !)
- La prison est un cauchemar, dont beaucoup ont du mal à sortir ; et certains plus que d’autres !
- Le libertinage pour échapper au puritanisme.
- Le réveil sonna et je sentis sa main sur mon épaule.

7) En ce moment, Casanova fait un grand retour sur la scène médiatique en tant que libertin, véhiculant justement les valeurs de "liberté" ; qu’en pensez-vous ?

Les mouvements libertins vont plus loin que la seule évocation assez libre des caresses des corps. Ils puisent, dans le XVIIe siècle de l’Europe occidentale, une forme de contestation en profondeur de l’ordre établi. On pourrait parler de contestation essentielle. C’est au Commandeur, c’est à « Dieu le Père », avant tout, que Dom Juan s’oppose.
Les pouvoirs de toutes sortes, même les plus doux en apparence, ont toujours cherché à contrôler, à façonner, l’intimité des rencontres des corps. La sexualité fait peur. Les mouvements libertins visent à affranchir les hommes des contrôles les plus coercitifs, pour laisser se développer davantage d’autonomie à chacun.

Mais l’approche sociologique se place sur un autre plan. On y souligne à quel point la sexualité n’est pas une réalité « naturelle » qui existerait en elle-même, et que les Etats ou les dominants viseraient à contrôler. Regardez : même la sexualité humaine la plus « animale », la plus « sauvage » pour reprendre les propos de certaines de mes informatrices, est socialement construite : elle se déroule dans des espaces particuliers, c’est rarement n’importe quand, c’est souvent dans des contextes spécifiques, parfois très élaborés - ce qui n’empêche pas, bien sûr, une part d’improvisation... et même de débordements, mais c’est en général dans un cadre assez déterminé.
Les sociologues essaient de montrer, de façon difficile à saisir, mais assez juste me semble-t-il, que la sexualité humaine est construite par l’ensemble des rapports sociaux. Tous les acteurs sociaux y participent, à commencer, bien sûr, par ceux qui cherchent à la régir, mais aussi tous ceux qui en parlent, qui écrivent... votre site, celui-ci... nos propos en ce moment !

8) Lorsqu’on dit d’une femme qu’elle est "libérée", on parle d’une femme libérée de quoi ? (je vous le demande parce qu’on m’a dit plusieurs fois que j’étais libérée et je ne suis jamais allée en prison justement et je me sens toujours un peu blonde dans ces cas-là)

Telle que je la conçois, la liberté est une quête, une exigence quotidienne, une bataille de chaque instant, mais certainement pas un état.

9) Vos travaux influencent-ils votre propre sexualité ? ou c’est l’inverse ? Pensez-vous que les "penseurs du sexe" soient plutôt coincés (du genre à parler plus qu’à faire) ou expérimentateurs (du genre à tout tester pour bien en parler) ?

J’en connais qui ne mettent presque rien d’eux-mêmes dans leurs écrits, d’autres dont les travaux sont fortement autobiographiques. Comme il y a des militants moralistes et d’autres dont les analyses invitent à plus de tolérance.
L’une des premières recherches de terrain en matière de sexualité a été conduite par Laud Humphreys, et publiée en 1975 sous le titre « Tearoom Trade, Impersonal Sex in Public Places ». L’auteur, sociologue et pasteur protestant, propose une analyse rigoureuse, mais ne cache pas, en parallèle, sa propre sexualité. Vous êtes bilingue ? Une traduction de ce texte ferait le bonheur de centaines de francophones !

La plupart des sociologues sont avant tout des chercheurs, et, sans mettre en avant leur point de vue de façon ostensible, ils ne le cachent pas pour autant.

Michel Foucault a écrit que les intellectuels d’aujourd’hui se distinguent de ceux d’autrefois en ce qu’ils travaillent sur des sujets qui concernent leurs propres « conditions de vie », et il évoque explicitement, mais pas uniquement bien sûr, la sexualité (sur laquelle il a lui-même écrit pas mal) ; c’est ce qu’il appelle « l’intellectuel spécifique ».
Cela dit, lorsque j’analyse, comme je le fais actuellement, certains comportements sexuels de femmes, par la force des choses, je les connais avant tout à travers ce que des femmes m’en disent !
Peut-on en déduire que la distance nécessaire à l’objectivation scientifique est garantie ?
Je ne sais pas.
A moins que, sous forme de boutade à tiroirs, on puisse imaginer que chaque sociologue est une femme comme les autres ?

10) Cher Philippe, je vous laisse le mot de la fin...

Vous m’avez interrogé en tant que sociologue, je dirai que j’ai la conviction qu’une recherche scientifique solidement étayée (entretiens multiples, croisements d’observations, etc.) et dont les analyses porteraient aussi sur la construction des principes moraux contemporains... cette sociologie-là devrait parvenir à permettre aux êtres humains de mieux se connaître, pour mieux vivre ensemble.
Y a du boulot !

Merci Philippe,

Propos rapportés par Justine Miso.