Interview : Roland Lesaffre

Interview : Roland Lesaffre

Compagnon de route de Cocteau, Gabin, Malraux, Prévert, Michel Simon, Arletty, l’acteur Roland Lesaffre fut surtout le plus proche ami de Marcel Carné. Rencontre.

Comment avez-vous connu Marcel Carné ?

Je venais de quitter la marine. J’étais très sportif. J’allais m’entraîner à Joinville. Un photographe très connu, mais que je ne connaissais pas, venait photographier les champions. C’était Raymond Voinquel, le photographe de plateau de Carné. Il a fait mon portrait et nous avons sympathisé. Un jour, je le rencontre par hasard dans le métro. Il me dit : « je travaille sur un film de Carné avec Gabin, La Marie du Port ». Interloqué, je lui répond : « le second maître Moncorgé ! Mais c’est mon pote ! Je t’accompagne ». Je n’avais jamais entendu parlé de Carné. En revanche, Gabin, je le connaissais très bien. Nous avions servi ensemble dans la marine. C’est moi qui sortait, le soir, de la caserne pour apporter ses lettres à Marlène Dietrich, qui habitait à l’hôtel. Arrivé aux Studios avec Voinquel, je cherche Gabin. J’ouvre une porte et je le vois. Je l’appelle et fonce sur lui. Il est attablé à une table avec un café et ne me répond pas. Tout à coup, j’entend hurler un homme perché tout en haut d’une échelle : « Coupez ! Foutez-moi cet individu dehors ! ». J’avais déboulé, sans le faire exprès, en plein milieu d’une scène. Gabin m’a présenté au « môme Carné », comme il l’appelait. Et m’a fait embaucher comme figurant. Nous ne nous sommes plus jamais quitté.

Qui était Marcel Carné ?

C’était un homme indépendant, solitaire, généreux, fidèle en amitié. Gai, intuitif. Un curieux de tout. Il observait la vie. Il s’en inspirait pour ses films. Il adorait prendre le métro, par exemple. Ou aller dans les boîtes de nuit. Il aimait se sentir au cœur des choses. Il aimait la jeunesse. Son seul regret était de ne pas avoir eu d’enfant. Carné était un humaniste. Et aussi un sacré râleur. Mais il piquait toujours des colères contre lui-même. Rarement contre les autres. C’était un perfectionniste. Il n’aimait pas les choses faites à moitié. Comme Cocteau, Carné était un découvreur de talent. Il avait le flair des grands génies. Il a fait débuter tous les grands : Montand, Yves Robert, Belmondo, Blier, Perier, Jean-Louis Barrault, Michèle Morgan et même Robert de Niro qu’il avait repéré pour Trois chambres à Manhattan et à qui il a prédit une belle carrière.

Quel rapport entretenait-il avec ses films ?

Il ne les considérait jamais comme des choses figées mais plutôt comme des êtres vivants. Comme ses enfants. Il les faisait évoluer. Il y a eu beaucoup de changements. Par exemple, c’est Gabin et Marlène Dietrich qui devait jouer dans Les Portes de la nuit. Le film aurait été extraordinaire. Mais Marlène a préféré faire Martin Roumagnac de George Lacombe. Pour Juliette et la clef des songes, c’est Leslie Caron et moi qui devions jouer au départ. Mais Gene Kelly a vu les essais et a embauché Leslie pour Un Américain à Paris. C’est finalement Gérard Philipe et Suzanne Cloutier qui ont fait le film. Carné avait un faible pour ce film qui n’a pas eu un grand succès. Un soir, vers la fin de sa vie, je suis allé chez lui. Derrière la porte, je l’entendais qui parlait tout à son film : « Juliette, je t’aime. Je suis avec toi. Je ne te quitterais jamais... ». C’était bouleversant.