Rodica Draghincescu ou le roman réinventé

Rodica Draghincescu ou le roman réinventé

« Distance entre un homme habillé et une femme telle qu’elle est » est un joli titre long pour un roman pourtant imaginé, pensé, construit, découpé, cisaillé en phrases très courtes, incisives, et figées sur le papier. Des entités percutantes dans un rythme diaboliquement enivrant, dangereusement efficace qui donnent du sens. Une alchimie qui tient en plusieurs fils, rageante, épuisante aussi, et c’est fait exprès rien que pour nous embêter, nous faire réfléchir, nous réveiller dans nos habitudes séculaires en la matière.

Un titre tout sauf anodin, gratuit, obscur ou facile tant il décrit bien une réalité génétique que l’on devrait avoir plus en mémoire, cette incompatibilité originelle qui est l’enjeu même d’un récit qui nous tient en haleine de manière implacable et presque perverse. La femme est, l’homme joue à être, se dissimule, se cache sous des peaux de circonstance, c’est écrit dans leur capital héréditaire. C’est ainsi au plus profond des fibres et des cellules sexuées. Rodica Draghincescu l’écrit et le crie sans faux-semblant, au risque de se faire des ennemis. Au risque de s’isoler car elle est en avance sur son époque. Voilà un pavé dans la mare, un pied de nez géant au monde des lettres. L’auteur profite d’ailleurs de cet immense panard livresque pour marcher de tout son long sur la flaque académique et poussiéreuse des idées reçues romanesques.

Oui Rodica Draghincescu n’a pas froid aux yeux (qu’elle a fort jolis), oui ce livre fera date qu’il ait été écrit ici ou ailleurs, sa pertinence et son innovation nous reviennent à la figure.

Attention, ce livre est un piège qui désarçonne, énerve, subjugue, ravi, dérange. Une fois entré on est le jouet d’un mouvement obsessionnel et précis qui ne nous demande pas notre avis, il faut le suivre ou renoncer à plonger dans le récit. Ou la porte des plaisirs restera définitivement close et on entrera en détestation. Impossible de le résumer, difficile à commenter sans le trahir, voilà l’objet tel qu’elle l’a voulu la belle poétesse. Un témoignage féministe au premier sens du terme mais jamais mièvrement féminin ou empli de bons sentiments, une stimulation active du verbe haut dont Rodica fait ce qu’elle veut, car il est comme transformé par une alchimiste de la phrase juste. Tout cela est contemporain, sociétal dans les visions synchroniques ou diachroniques qui inondent le roman.

Ce livre est une explosion lente ou brutale, c’est selon les moments, des cadres rigides du roman, une envolée lyrique de l’académisme dans lequel ce genre se trouve enfermé depuis des lustres. Rodica le secoue avec respect et force de conviction. « Distance entre un homme habillé et une femme telle qu’elle est » n’est pas fait pour plaire au plus grand nombre, pour ravir tous les suffrages. C’est un véritable choc formel définitivement maîtrisé, une audace livresque qu’il convient de féliciter car il y a une dimension historique dans cet ouvrage.. Il n’y aura pas de demi-mesure. On aimera ou pas, c’est ainsi. Voilà une véritable rebellion littéraire, un vrai travail d’essayiste qui bouscule les idées reçues. Vous vouliez une définition du courage en littérature, la voici, impériale.

Le roman libertaire mais étrangement pudique de Rodica Draghincescu est une vaste réflexion sur la littérature, le décor, l’âme même et le propos du livre dans son entier n’est pas un pays, un personnage ou une situation habituels. Tout est prétexte chez l’auteur pour une vaste réflexion sur le métier d’écrivain, l’état du monde des lettres et la condition de créateur de mots. Le couple aussi, bien sûr en histoire parallèle et obligée, les relations femme/homme. « Moi ? Moi j’écris comme je veux (et depuis toujours, autrement j’aurais renoncé à l’écriture) et je veux comme j’écris. »

« Distance entre un homme habillé et une femme telle qu’elle est » c’est du méta langage. Tout le contraire d’un ouvrage qui se regarde le nombril c’est un livre qui se regarde écrire sans complaisance, avec malice, véracité, ironie, qui montre l’envers du décor, les coulisses, l’arrière scène. Comme un brouillon faussement désorganisé qui à la fin donne du sens et de la limpidité. Rodica Draghincescu joue gros avec ce livre, se met à nu plus que de raison, ne se fait pas de cadeau, va au bout de sa provocation. Oui, c’est un roman ambitieux, jubilatoire empli de rire, d’auto caricatures délirantes, de surréalisme roumain, de jeux de mots désinhibés. De folie, de provoc et de coups de pied au cul de la démagogie.

Rodica Draghincescu écrit à même le papier sur le lit, en demandant qu’on lui pardonne sa graphie. Son roman est un ovni qui dépasse les limites de la feuille, qui se termine sur les murs qui s’accroche partout, car c’est ce que lui suggère sa liberté.

A lire, à aimer, à honnir.. l’apprentissage de l’art peut et doit se faire dans des sentiments extrêmes, il y a ce mélange de bonheur/douleur dans les mots de Rodica.

Radio France, la dédicace de l’auteur pour les auditeurs de la "Radio du livre, romans et nouvelles étrangers"

« Distance entre un homme habillé et une femme telle qu’elle est », Autres temps, 2001, 134 pages, 12,96 euros.

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