Interview : Robert Ménard, (Reporters sans frontière)

Interview : Robert Ménard, (Reporters sans frontière)

Interview accordée par le président de reporters sans frontière, Robert Ménard, que vous pouvez aussi retrouver en version audio, dans l’ émission radio « la France est-elle encore un symbole de liberté d’expression ? »...

Merci de nous accorder cette interview Robert Ménard.
Je rappelle tout de suite l’actualité de Reporters sans frontière, c’est à dire l’Album de photographies de Jean-Philippe Charbonnier pour la liberté de Presse. Pourriez-vous tout d’abord revenir sur la liberté de la presse à travers le cas de ces journalistes détenus à Guantanamo ...

R.M. Oui, ces deux journalistes sont détenus par les forces américaines, l’un est détenu à Guantanamo sans aucun procès sans que l’on puisse savoir ce qu’on lui reproche exactement : le premier est un caméraman qui travaille pour la chaîne du Qatar Al-Jazira, et ni Al-Jazira ni nous-même, n’avons jamais réussi à avoir l’ombre d’une information. Alors s’il est accusé de quelque chose qu’on nous le dise, si l’on a des preuves qui étayent ces accusations qu’on nous les donne, bref qu’on nous réponde !...

Mais pour l’instant il n’y a rien du tout et donc on rend public un rapport en disant que ce n’est pas possible que les années passent et que l’on ait absolument rien sur ce caméraman ! Quant’au deuxième journaliste, qui est détenu en Irak, là encore un caméraman pour lequel on ne sait rien, même pas ce qui lui est reproché, ni pourquoi il est arrêté, on n’ a même pas de moyens de le défendre, puisque l’on ne sait pas ce qu’on lui reproche !

C’est ce que l’on essaye de dire aux forces américaines que nous avons saisies depuis longtemps aux Etats-Unis, en leur disant : « si vous avez des choses précises à reprocher à des gens, vous nous le dites, mais il faut que les gens sachent ce qu’on leur reproche pour qu’ils puissent se défendre » . Pour l’instant nous n’avons toujours pas eu de réponse et c’est pour cela que nous avons décidé de rendre public ce rapport ...

En rapport avec l ’affaire des caricatures, vous avez organisé une rencontre à Paris, avec la commission Arabe des droits humains entre autres, pour renouer le dialogue et tenter d’établir une compréhension entre les deux points de vue qui s’opposent .

R.M. Oui, on a réuni plusieurs centaines de personnes, des dizaines d’intervenants autour d’une idée très simple : manifestement il y a une vraie incompréhension entre, d’une part, les gens qui comme nous rappelons que la liberté de presse est un droit, et de l’autre coté des gens qui nous répondent : « quand vous attaquez la religion et en l’occurrence l’Islam, vous nous touchez dans ce qui est essentiel pour nous, vous touchez quelque chose qui est sacré et là il y quelque chose qui n’est pas acceptable ! ». Nous disons qu’il faut arriver à discuter. Il ne faut pas continuer à s’insulter, il ne faut pas continuer à ce qu’il y ait des manifestations comme on l’a vu ( des ambassades qui brûlent), il ne faut pas qu’il y ait des menaces sur un certain nombre de journalistes qui ont publié ces caricatures et c’est pour cela que l’on a réuni tout ce monde là. J’espère que cela servira à quelque chose !
Je vais me déplacer plusieurs fois au Moyen Orient pour en parler avec un certain nombre d’intellectuels et de journalistes du monde Arabe pour voir comment l’on peut discuter de ça sur des bases claires : il n’est pas question de s’excuser ou de regretter que ces caricatures aient été diffusées. D’abord si vous n’êtes pas content dans un pays, vous avez la justice qui tranche sur les différents des uns et des autres. En l’occurrence, au Danemark, les organisations musulmanes avaient saisi la justice et elles ont été déboutées : la justice a donné raison au journal. Donc il faut partir de ça et ensuite voir malgré cela comment l’on peut respecter la sensibilité des gens ; c’est un peu la quadrature du cercle mais l’on essaye de s’y employer en ayant tenu cette rencontre à laquelle vous faites allusion, à Paris, puis dans des pays du Moyen Orient dans les semaines qui viennent.

Dans cet équilibre délicat entre le respect des convictions et la liberté d’expression, chère à la France et aux médias, je fais un parallèle avec votre livre « la censure des bien-pensants », qui reste tout à fait d’actualité dans lequel vous dénonciez un certain nombre de lois circonstancielles, notamment la loi Gayssot qui réagissait au révisionnisme. Ne craigniez-vous pas que dans un proche futur, chaque religion, chaque association (par exemple : les associations de défense des droits des homosexuels), demande elle aussi une loi circonstancielle qui protège ses intérêts, et en l’occurrence la religion musulmane ?

R.M. Absolument, on a même déjà entendu dans des manifestations à Paris et à Strasbourg, un certain nombre d’organisations musulmanes demandant que l’islamophobie soit interdite de la même façon qu’évidemment le racisme, l’antisémitisme, le révisionnisme, et l’homophobie sont sanctionnés par le même article, article 24 de la loi de 1880 sur la presse.

C’est un vrai problème et c’était pour cela que nous avions écrit ce livre avec Emmanuelle Duverger. Emmanuelle étant juriste et moi journaliste, nous voulions dire que la France était déjà percluse d’interdictions : nous sommes un des pays les plus rétrogrades sur ce terrain dans l’ensemble des 25 pays de la communauté européenne, d’ailleurs la France est régulièrement condamnée par la cour européenne des droits de l’homme.
Nous disions qu’il ne fallait peut-être pas en rajouter à ce nombre d’interdictions tandis qu’aujourd’hui, certains sont manifestement tentés d’en rajouter... Je crois qu’il y a déjà trop d’interdictions en France et qu’il faut aujourd’hui alléger les interdictions et sûrement pas en rajouter.

Tout compte fait, il y a deux interdictions qui se justifient et uniquement deux en ce qui concerne la liberté de la presse et la liberté d’expression :
La première est l’interdiction d’appels explicites à la violence et au meurtre (évidement là, on sort de la liberté d’expression pour aller sur un autre terrain), et l’autre concerne les limites acceptables à la liberté de la presse : il y a les attaques « ad nominem », c’est-à-dire les attaques personnelles, des propos diffamatoires que l’on peut tenir sur des individus personnellement mais pas sur un groupe d’individus.

En dehors de ces deux interdictions, me semble t-il, tout le reste relève de la liberté d’expression.

Le problème c’est que chacun voudrait avoir ses interdits et aujourd’hui vous pourriez avoir un cartel de mouvements religieux qui ont tous intérêt à ce qu’effectivement l’on introduise dans la loi Française encore plus d’interdictions. Je vous signale quand même que déjà vous pouvez être punis en France, dans le cas ou vous tenez des propos d’incitation à la haine raciale ou à la haine basée sur la religion. Donc de toute façon, il y a déjà malheureusement ce type d’interdictions et cela suffit.

Votre livre « la censure des bien-pensants », revient sur toutes ces lois liberticides, l’interdiction possible de presse en langue étrangère (ou éditée à l’étranger), et également sur ces lois liées aux bonnes mœurs ou encore à la vie privée des hommes politiques . Il y a là aussi, un lien direct à l’actualité, en rapport avec le livre sur Cécilia Sarkozy qui finalement après le recul d’un premier éditeur, est finalement paru comme une vie romancée, on a juste changé le nom de l’héroïne et légèrement le titre ! Ce fait est révélateur de cette notion de vie privée-vie publique, sachant que dans certains journaux, on trouvait en couverture les mêmes Cécilia et Nicolas Sarkozy posant volontairement !

R.M. Il y a une vraie hypocrisie des hommes politiques. Ils ont envie que l’on parle de leur vie privée quand tout va bien, ils n’ont plus envie que l’on en parle quand cela va moins bien. Cette duplicité là ce n’est pas celle de la presse, c’est celle des hommes politiques et des hommes publiques en général, qui sont les premiers à aller dans les émissions et dans des magazines « people » parce qu’ils ont absolument envie que l’on parle d’eux, mais le jour où ils ont des problèmes, quand par exemple leur femme s’en va, ils se rappèlent qu’ils sont contre le fait que l’on parle de leur vie privée. Il y a une vraie hypocrisie que l’on dénonce et qu’il faut continuer à dénoncer.

La vie privée des hommes politiques est quelque chose qui est circonstancié, il faut faire très attention ! Prenez l’exemple de François Mitterrand qui avait une deuxième vie, « sa vie privée », mais quand sa fille née de cette deuxième union bénéficie d’un certains nombres d’avantages qui lui sont accordés parce que son père est chef de l’état et qui sont émargés au budget de l’état, là nous ne sommes plus dans le domaine de la vie privée !

Fait d’actualité toujours pour ce qui est de la liberté d’expression, un deuxième dissident, « cyber-dissident » aurait été condamné en Chine sur base d’informations fournies par Yahoo...

R.M. Mais c’est une autre hypocrisie. Vous avez des gens comme Yahoo qui sont pour la liberté de la presse, pour la liberté sur Internet aux Etats-Unis ou en Europe, mais comme ils veulent faire des affaires en Chine, ils sont prêts à toutes les bassesses, à toutes les lâchetés et à toutes les compromissions pour aller faire des dollars en Chine. Ils ont eux aussi deux discours : un discours pour les Etats-Unis et l’Europe où ils se présentent comme les défenseurs attitrés et patentés de la liberté d’expression sur Internet, mais plus quand cela se passe à Pékin ; il faudrait savoir ce qu’ils veulent !

Une dernière question en forme de conclusion : la France est-elle encore un symbole de liberté d’expression pour vous ainsi que pour nos voisins étrangers ?

R.M. Oui et non : elle est dans les trente ou quarante pays dans le monde où il y a une liberté de la presse, mais elle n’est plus dans le peloton de tête mais à la queue de ce peloton. La situation en France n’est évidement pas comparable à celle des deux tiers des pays du monde, mais dans les pays démocratiques, la multiplication d’un certain nombre de lois limitant la liberté d’expression sont autant de coups de canif donnés à l’image que la France peut avoir à l’étranger.

Remerciements : pour la retranscription à Roland Schlachter, et pour la relecture à Monique Miller .

Remerciements : pour la retranscription à Roland Schlachter, et pour la relecture à Monique Miller .