Complément à "L’irruption dans le réel"

Pour info, nous reproduisons ici l’article de François Simon dont il est question dans « L’irruption du réel, vraiment ? »

Le goût des autres par François Simon
Le Figaro, 26 février 2003

Le décès de Bernard Loiseau a violemment commotionné le monde de la gastronomie. Celui des chefs, celui des critiques aussi. Sans oublier la peine sincère de nombre de ses clients.

En son absence, Paul Bocuse profite de cette stupeur pour taper dans les casseroles et sonner l’hallali aux impies : GaultMillau, Le Figaro, la critique en général, ces empêcheurs de louanger en rond. Erreur sur le fond,
erreur sur l’époque. Avec l’arrivée de Christian Millau et d’Henri Gault, le journalisme est entré en cuisine, tandis que les chefs en sortaient. Ils ont balayé les directeurs de salle pour prendre la vedette, rayonner, exploser
au grand public. C’était aussi la fin d’une époque. Celle d’une cuisine heureuse, amicale, simple et sans beaucoup d’argent, faite de copains et de bohème insouciante. La critique était conviée, elle partageait les avis,
accompagnait les talents. La maisonnée gazouillait de truculence.

la gastronomie a basculé dans la rentabilité, l’appât légitime du gain avec son lot de stress et de fébrilité ; le souci constant d’être à l’affiche tout en ayant son restaurant plein. Lorsqu’on a, comme parfois en ce moment,
trente personnes en cuisine, douze au service, deux banquiers au téléphone et six clients en salle, il y a de quoi être effrayé. Alors on fait tout : des livres, des recettes, des émissions de télé, des moutardes... Pendant ce temps, la critique a fait son chemin. Si une certaine partie cultive un
style courtisan convivial non dénué de charme, l’autre effectue son travail sans état d’âme. Le charme d’antan s’est ainsi rompu.

Habitués aux louanges souvent excessives, les chefs ont très mal vécu l’irruption d’avis divergents. Souvent entourés par une cour de flatteurs ou de lieutenants courtois, propulsés vers les dieux, ils n’ont pas compris que la cuisine restait un art de l’éphémère où il fallait remettre son titre à
chaque plat. Les chefs auraient voulu ressembler aux autres artistes, puisqu’on leur disait à longueur de temps, et rester étoilé à vie comme l’on devient académicien.

Le regard du critique est considéré alors comme l’irruption du réel dans l’apesanteur de la vie de star. Ce métier est avant tout un exercice purement technique. Il ne s’agit pas de dire on aime ou on n’aime pas, mais de dire grosso modo si c’est bon ou non, comme on peut juger un discours
politique, une reprise de volée au football, un plombage de molaire. Le critique analyse le plat dans ses structures (sauces, produits), son exécution (cuisson, assaisonnements), sa scénographie avec à la clé une mise en perspective (le cadre, l’accueil, l’histoire de la maison, l’originalité,
le classicisme), sans oublier des éléments irrationnels mais palpables comme l’atmosphère, le charme : cette étrange chimie qui vous met à l’aise ou non.
Contrairement à ce qui est souvent claironné dans certain guide, le bonheur ne tombe pas de façon automatique et, même si l’on paie une fortune, le paradis ne s’ouvre pas en tapotant son code secret. C’est d’une infinie
banalité que de le rappeler. Un grand restaurant s’efforce d’être toujours au sommet, il ne peut y rester constamment, ou alors entre dans des sphères de glaciation passablement ennuyeuses. Voilà pourquoi aussi des tables comme
celle de Bernard Loiseau ont de bons moments et de moins bons. Est-ce scandaleux de l’écrire ? Non, il s’agit juste de rappeler que, lorsqu’un repas est fabuleux chez un chef (comme on le lit souvent), cela reste un grand moment d’émotion, mais un moment rare, unique.

En entrant dans le champ public, la gastronomie s’est également placée dans le champ critique. Cela est fort mal vécu et certains chefs ne se privent pas de le faire savoir, comme Paul Bocuse qui se vanta à une époque d’envoyer des cercueils à la rédaction GaultMillau à la suite d’une notation
décevante. Le dialogue de deux univers, qui ne sont pas faits pour vivre ensemble, devient alors fort compliqué ; le critique est accusé de trahison de classe lorsqu’il ne respecte pas l’ordre établi. Il est accusé de tous
les maux lorsqu’il casse la tirelire pour voir combien il y a dedans.