Pour un droit (enfin) reposé

Les codes, les mémentos, la doctrine, la jurisprudence, les recueils pratiques, les addendi théoriques et dogmatiques, les cours et discours universitaires, tous concourent à l’élaboration d’une société juridique -juris societa.

Véritable complexe échafaudé article par article, alinéa par alinéa, dont l’architecture en forme de labyrinthe rappelle aux plus imbéciles des citoyens qu’ils n’ont pas droit de cité dans l’univers du droit.

Pour résister à la violence des coups qui sont portés à cet édifice en perpétuelle construction, les praticiens du droit ne ménagent pas leurs efforts.

Ils n’entendent pas abandonner les fondations encore rigoureuses des Anciens à ceux qu’ils nomment « les pillards de la république », à ceux-là qu’ils accusent de faire table rase des épures du Droit romano-canonique « pour s’adonner à l’art aussi jouissif qu’évasif de la construction prétorienne ».

Ces pillards, affirment-ils, « sont des fainéants, ils pratiquent l’art juridique au doigt mouillé, expertisent en short, sans code ni références précises ».

En dépit de l’amicale considération que nous témoignons à ces orthodoxes grincheux du droit positif, en dépit de la sincère émotion que ne manque pas de provoquer la parution de chacun de leurs écrits, certaines failles de leur argumentation ne laissent pas de nous faire pencher pour l’affirmation de l’existence d’un juris corpus sui generis, ensemble de règles muni de toutes les caractéristiques suffisantes pour être exhaussé au rang de ce que le vulgus appellerait « un droit », ou « le droit ».

Ce droit n’est pas un droit nouveau. C’est le droit positif débarrassé de ses pesantes fondations, libéré de ses liens ontologiques qui sont liens de filiation et de déférence, expurgé de ses références latines qui avaient pour seul intérêt que d’orner le discours des orateurs verbeux du palais. Ce droit est un droit léger, dépourvu des lourdeurs de la codification et de la pesanteur de la jurisprudence - dont le foisonnement donne toujours à penser qu’il existe un alinéa inconnu qui saura vous piéger, le moment venu.

Ce droit aérien s’élabore dans le vide de l’intuition, au gré du hasard et n’exige aucune aptitude préalable de la part de celui qui le manie, si ce n’est de la virtuosité et de l’adresse intellectuelle. Ce droit s’exerce hors des bruyantes manifestations du droit positif, hors des vagissements trillés des nouvelles réglementations, par-delà la numérotation des articles et le concept même d’article.

Ce droit ne consent pas qu’on lui consacre des heures plénières de recherche et d’élucidation. Il se contente de solutions intuitives. Il favorise la recherche d’expédients et de symboles évidents capables d’embrasser l’étendue d’un concept ardu.

Il se manipule à l’aide de procédés analogiques, représentation imparfaite de la réalité ou d’une situation donnée, mais qui, une fois ajustés bout à bout, offrent au praticien initié une vision kaléidoscopique des relations sociales capable de révéler, en creux, les défauts ou les zones d’ombres des conventions qui forment le tissu de notre société. Ce droit, qui n’a pas encore de terminologie propre, peut être désigné sous le vocable « droit reposé ».

Il semble en effet aujourd’hui admis, ne serait-ce qu’à titre d’hypothèse de travail, que ce droit ne repose sur rien et ne puisse se pratiquer qu’à tête reposée.