Critique : "On n’apprend pas la soif" de Christine Van de Putte

Critique : "On n'apprend pas la soif" de Christine Van de Putte

On n’est pas sérieux lorsqu’on a 17 ans, on a une énergie à revendre, on rit, on rêve, on pleure et on survit à sa vie comme on le peut, ne sachant pas très bien ce que peut nous réserver l’avenir, vivant dans son corps un dérèglement hormonal et mental global bien pire qu’un Tsunami intérieur. En gros voilà, c’est un joyeux bordel qui est souvent mal raconté dans les livres.

Sauf ici. Car Malika, Lune, Krimo (Le Boss) et Anthonin, on y croit, on se reconnaît en eux, ils nous sont familiers. Dès le début l’auteur nous fait entrer en vive connivence partagée avec ces personnages romanesques qui prennent chair grâce au style inimitable de Van de Putte. Voilà le destin croisé de quatre jeunes gens dans le vent de la fin de l’adolescence, quatre compères de banlieue qui causent mal, réinventent les mots, les prononciations et les liaisons. Deux filles et deux garçons qui vont grandir devant nous à une période charnière de leur existence, faite de cassures, d’épreuves, de désillusions et petits bonheurs. Le drame social est latent, tout peut exploser du jour au lendemain dans ces équilibres fragiles. Il y a comme un compte à rebours omniscient, imparable comme une société qui ne saura plus permettre aux communautés de toute sorte de vivre main dans la main...

Voilà le décor du troisième roman de Christine Van de Putte, écrivain hors norme, libre, fantasque, intelligente, gouailleuse, décalée, impertinente, politiquement incorrecte pouvant tout se permettre, car elle sait être une poète urbaine à chaque interligne, pouvant rendre tendre, beau et respectueux le mot "bicot" dans des mises en scènes savamment maîtrisées, dédramatisant les injures de cours de récré et les faux procès de l’anti-racisme pour en faire de la très bonne littérature à la fois populaire, subversive, sans concession et particulièrement inventive.

Dans "On n’apprend pas la soif", entrez dans un univers anachronique mêlant des référents très modernes et piteux comme le Bigdil, Sharon Stone, Starsky et Hutch, Kill Bill à de savantes références à Truffaut, Pasolini et Bob Dylan. En fait, on se retrouve projeté dans un monde qui n’existe plus, celui d’une banlieue qui commence comme celle des années 70 et qui finit dans la précarité des années 2000, un groupe qui ne peut plus aller au bout de ses rêves ; qui est rattrapé par le Malaise avec un grand "M". Mais, "On n’apprend pas la soif", c’est avant tout un plaisir du texte, truculents dialogues inimitables où les mots s’inversent, où la grammaire et la syntaxe font des courses libertaires à couper le souffle.

On est scotché par le réalisme de ces morceaux de vie ainsi narrés ou reconstitués dans le roman, on a l’impression d’être une petite souris au première loge de l’action, témoin very important d’une dramaturgie forte qui monte crescendo, recueillant les confidences de ces quatre jeunes attachants au fur et à mesure des pages.

Forme audacieuse, fond social qui ne se permet jamais de faire du didactique, de la moralisation de Gôche, qui ne juge pas mais témoigne d’une époque qui n’existe plus ou qui n ’est peut-être que fantasmée. Roman juke box inclassable, jubilatoire "On n’apprend pas la soif" ne ressemble à rien de connu, ne peut se relier à aucune famille, c’est un roman générationnel épatant qu’on a envie de conseiller à ceux qu’on aime, aux femmes bien sûr, car il saura leur parler sans les ménager, aux jeunes filles comme aux ménagères de plus ou moins cinquante ans et aux hommes sensibles qui suivront ces aventures de bande avec avidité.

"On n’apprend pas la soif", c’est comme une bande dessinée avec seulement des images mentales automatiques (Van de Putte la cinéaste n’est pas étrangère à ce mécanisme) et un texte aux petits oignons, des mots qui créent des formules incroyablement belles et fortes, précieuses et délirantes. Voilà un roman que vous relirez comme vous revoyez un bon film, avec un plaisir intact et des joies nouvelles.

"On n’apprend pas la soif", plus qu’un livre c’est une philosophie, un autre regard sur le monde, une vision neuve et fraîche qui fait vraiment du bien à la grande littérature, celle qui plaît et met en joie, le populaire, l’intello, les bobos, les idiots, les malins la France d’en bas et d’en haut et tous ceux qui n’ont pas peur de la beauté sous toutes ses formes. Tous les gens qui aiment le verbe feront de ce roman, le livre de l’année 2006. Une fleur vivace dans le béton de l’urbanité. Enorme coup de cœur. On n’apprend pas le talent, on s’en nourrit, ligne après ligne.

"On n’apprend pas la soif", Roman, Christine Van de Putte, Flammarion, 236 pages (2006)

"On n’apprend pas la soif", Roman, Christine Van de Putte, Flammarion, 236 pages (2006)