Monnaie de verre : rendons à son auteur la monnaie de sa pièce cristalline.

Monnaie de verre : rendons à son auteur la monnaie de sa pièce cristalline.

Sur le papier des intentions littéraires, l’idée était plutôt séduisante. Prendre comme décor romanesque l’île de Murano en 1672, son ambiance surannée et glorieuse, ses bassesses et ses mesquineries de salon et le verre comme enjeu de toutes les convoitises - comme le sera l’or noir quelques siècles plus tard - était même diablement machiavélique : philosophie, quand tu nous tiens ! Encore fallait-il y mettre la manière, ne pas tomber dans la caricature grossière, éviter une intrigue trop opaque, n’être ni ennuyeux ni transparent, avoir un style coloré et surtout ne pas trop abuser du chianti. Mission réussie pour le fin stratège Frédéric Grolleau, qui ressuscite le drame historique new-wave sans trahir le passé, rend un bel hommage aux lettres classiques et modernes avec un roman qui brise la glace de la banalité et ne manque ni de verve ni de second degré ou de cynisme déguisé.

Ce " road-movie " haletant en diligence tient avec maestria toutes ses promesses ; c’est un patchwork inspiré qui ne ressemble à aucun autre produit sur le marché du livre. Une vraie découverte qui pourtant sera mal comprise, mal lue, vite cataloguée roman historique ou pis encore. Car Monnaie de verre est encore plus novateur qu’il n’y paraît, c’est un livre-objet, une encyclopédie à tiroirs, à trappes, à passages secrets dont la première lecture n’est qu’une étape.

Bienvenue dans le premier livre interactif qui saura vous distraire, vous informer, vous parler d’amour et vous faire rêver. Monnaie de verre, c’est un cédérom livresque comme il n’y en avait encore jamais eu, car peu d’écrivains ont su comprendre aussi bien que Grolleau les mécanismes intrinsèques des mondes virtuels. Ce livre a réussi à transposer de manière littéraire le principe de l’hypertexte, ce qui est une prouesse qui vaut le coup d’épée et qui mérite d’être soulignée à sa juste valeur.

Alors que ses semblables se noient dans la modernité du contemporain, dans le trash et la réalité sordide, cet ancien professeur de philosophie bien dans son siècle a choisi pour son premier roman d’en évoquer un autre. Ce jeu de masques, cette mise à distance nous montrent notamment que, malgré l’évolution du décor, la mutation géopolitique et le passage des années, les hommes sont égaux à eux-mêmes dans leur humanité, leurs maladresses ou leur propension à faire le mal. L’amour des vieilles dentelles est là, jamais singé ni forcé ou plagié abusivement. Malgré le travail d’historien fort documenté qu’il a fallu à son auteur pour mettre au point le canevas de ce drame, on ne sent pas l’effort, la démonstration est brillante, les mots coulent comme le verre en fusion. Sans tomber dans le théâtral ou le grand-guignol, Grolleau lui rend hommage en demi-teintes : on est en pleine commedia dell’arte, avec souffleurs - de verre. L’auteur sait créer une atmosphère, une ambiance pleine de sous-entendus. Le jeu de dupes permanent que ce livre met en œuvre ne prend pas le lecteur en otage ; il l’emmène dans un imaginaire, une création de l’esprit - dont il ne manque pas d’ailleurs ; on surfe et on en redemande.

Frédéric Grolleau, aspirateur malin du monde et de l’histoire des hommes, rend grâces à l’Italie de ses amis Di Sarno et Di Folco, entourés d’invités prestigieux comme Hobbes, Barbey d’Aurevilly, Saint-Denys, Morandini ou Musset au travers de citations savamment introduites, car c’est un art de savoir choisir une citation et de la placer en exergue. On se plonge dans cette fresque avec une réelle jubilation, car Grolleau a su transcender son concept initial, qui aurait pu être ennuyeux sans cet art que possède l’auteur pour donner des coups d’épée juste aux bons endroits, sans cette justesse d’effets de matière mesurés ou moirés.

Grolleau est un esthète du style ; il fait partie de ces rares auteurs adeptes du dandysme des syntagmes ; chaque phrase sonne juste, il y a chez ce garçon-là une élégance précieuse qui force le respect. Un charme désuet et efficace accompagne tout le roman, qui n’est autre qu’une course pour survivre dans un milieu hostile où chacun ne fait que chercher sa place.

Soyons clair : cette plongée dans le corporatisme verrier n’est bien évidement qu’un prétexte. Un joli prétexte plutôt ingénieux, qui appelle toutes les métaphores, les champs lexicaux les plus subtils. Le titre même de l’ouvrage pourrait bien être la clef de tous les secrets...

Mais parlons plus avant de l’intrigue qui remplit l’escarcelle de cette Monnaie de verre. La princesse au soulier de verre de cette " conterie " - spécialité verrière - répond au doux prénom de Leonara. Cette fille d’une illustre famille croisera le destin du beau Taddeo. Détail astucieux, l’homme droit et vertueux n’est pas physiquement le Latin que l’on pourrait imaginer trouver dans pareille histoire. Ce grand gaillard blond et loyal deviendra l’amant de la belle et sera assassiné devant ses yeux.

Contrainte à une fuite tragique afin de sauver son existence menacée, elle prendra des chemins de traverse qui l’entraîneront vers des exils où elle trouvera trouver la vengeance et l’aventure. Chaque épisode de ce drame humain très crédible, où aucun ingrédient ne manque, n’est qu’une des pièces éparpillées qui nous amèneront vers une révélation finale pour le moins inattendue.

Au-delà de toute contingence, historique ou autre, Frédéric Grolleau nous parle d’amour et de sentiments forts. Tout cela n’est qu’un vaste travail sur l’humain avec un grand H, sa psychologie, son cœur amoureux et exalté.

Cet hommage discret à La Princesse de Clèves porte en lui une véritable réflexion philosophique sur les destinées et les passions brisées… comme le verre.

Monnaie de verre, Frédéric Grolleau, Editions Nicolas Philippe 2002, 342 pages.

Monnaie de verre, Frédéric Grolleau, Editions Nicolas Philippe 2002, 342 pages.