INTERVIEW : APPOLLO

INTERVIEW : APPOLLO

Avec "Fantômes Blancs", Appollo signe une histoire exotique, un conte des îles, plus particulièrement de la Réunion, d’où le jeune scénariste est originaire. C’est là qu’il puise son inspiration. Rencontre avec un scénariste de talent... autour d’une bouteille de rhum.

Oté Appollo ! "Fantômes Blancs" est un beau succès ensoleillé pour cette rentrée ?!

J’espère, mais je n’ai encore aucune idée de l’accueil public réservé à cet album. La mise en place a été correcte, et à la Réunion, en tout cas, l’album se vend bien, ce qui est, somme toute, assez normal, puisque le public réunionnais est friand d’histoires locales.

Revenons à tes débuts, c’était le journal le Margouillat, le premier magazine BD réunissant les auteurs de l’Océan Indien. Comment se déroulait l’animation autour de cette publication (hélas disparue) ?

Le journal a été créé en 1986, à Saint-Denis, autour d’une bande de copains bédéphiles, majoritairement lycéens et étudiants. Au fil des années, le journal a quitté le monde du fanzine pour devenir, avec la dernière mouture simplement intitulée "Le Margouillat", un journal d’actualité culturelle et sociale de la Réunion, largement axé autour de la BD. C’était une chouette aventure, où non seulement nous avons fait nos armes d’auteurs (Téhem, Mad, Li-An, Huo-Chao-Si, Grégoire Loyau, etc) mais aussi où nous avons grandi. Tous les collaborateurs du Margouillat sont devenus mes meilleurs copains, et je garde une certaine nostalgie de ces années-là. La BD nous unissait - nous partions à Angoulême ou à Saint-Malo comme une sorte de grand groupe de rock désargenté qui partait en tournée - mais on s’intéressait à toute l’actualité culturelle et nous portions aussi un regard un peu différent sur la société réunionnaise. Boby Antoir, le premier rédac chef, a lancé une équipe de jeunes auteurs, et André Pangrani, qui lui a succédé, a transformé le fanzine en véritable journal adulte. La BD à la Réunion leur doit vraiment beaucoup.

"Fantômes Blancs" a un point commun avec "la Grippe Coloniale" sur le côté historique de la Réunion : le temps des colonies, où les noirs sont esclaves. Même François est tributaire de Maxime, pourtant son ami.
Est-ce un sujet qui te tient particulièrement à coeur ? Quelles sont tes implications ?

Les deux histoires se déroulent après l’abolition de l’esclavage (l’abolition, c’est en 1848, "Fantômes blancs" se passe en 1903 et "La Grippe coloniale" en 1919). Mais l’esclavage est le fait marquant de l’histoire réunionnaise : on peut difficilement passer à côté tant l’événement a eu une profonde influence sur l’histoire de l’île. Être Réunionnais, c’est assumer cet événement effroyable, et mes histoires qui parlent, entre autres de ce qu’est l’identité réunionnaise, ne peuvent pas faire l’impasse là-dessus. Les rapports humains, les rapports sociaux, la construction de l’identité passent par l’esclavage, de manière directe ou indirecte.

D’autre part, je trouve que la France à tendance a un peu occulter son histoire coloniale : je peux éventuellement le comprendre parce que les marques de cette histoire ne sont pas vraiment visibles sur le territoire métropolitain, mais à la Réunion, c’est autre chose ! Je n’ai pas envie de cacher cette part d’ombre, d’autant que les réunionnais sont tout à la fois descendants d’esclaves et descendants d’esclavagistes. Cette étrange schizophrénie est en fait une vraie richesse, et du coup mes personnages en bénéficient.

Serais-tu un scénariste Blanc à l’écriture Noire comme Elvis était le Blanc à la voix de Noir ?

Je ne me pose pas la question de l’appartenance ethnique, ou de la couleur de peau. Pour mes personnages, qui vivent à peine un demi-siècle après l’abolition de l’esclavage, dans une société marquée par l’idéologie coloniale (donc raciste), c’est sans doute une question importante. Mais ce que j’essaie de montrer, c’est qu’il s’agit d’une société créole, donc métisse, et que la question de la race est plus une question idéologique datée, qu’autre chose. Mes personnages, et l’univers dans lequel ils évoluent, sont profondément créoles et métis : on se mélange, même si la rigidité sociale de l’époque n’aime pas trop ça. Mais c’est comme ça que s’est constituée la réalité réunionnaise !

Le rhum est un ingrédient indispensable pour le bon humour de la Réunion ? As-tu ta propre recette à base de rhum ?

Oui, bien sûr, voici la recette du Rhum 44 : piquer l’orange avec 44 grains de café grillé et trois clous de girofle, attacher l’orange avec une ficelle pour qu’elle dépasse de chaque côté du bocal, suspendre l’orange dans un bocal contenant 1 litre de rhum (l’orange ne doit pas être en contact avec le rhum), incorporer une gousse de vanille fendue en deux, fermer hermétiquement le bocal, laisser macérer 6 mois. Depuis le XIXeme siècle, la réunion est une île à sucre, et le rhum est donc la boisson emblématique de l’île. La spécialité réunionnaise est le "rhum arrangé", c’est à dire qu’on y laisse macérer tout un tas de fruits, et c’est très bon.

La "Belle époque" est un temps où tu aurais aimé vivre ? Es-tu proche de ces années folles ?

C’est vrai que mes deux albums se passent, en gros, au début du XXeme siècle. J’aime bien cette période, parce qu’elle est un moment de passage entre deux époques : on quitte l’âge d’or des plantations pour entrer dans un siècle plus moderne. On laisse derrière soi l’esclavage, et on construit une nouvelle société en marche vers plus de justice. Mais en même temps, c’est une époque très dure, avec la 1ere guerre mondiale, par exemple. La modernité qui arrive est porteuse de progrès social mais aussi de beaucoup de désillusions. Du point de vue dramaturgique, c’est très riche. Moi, je me sens très bien dans mon époque, et je n’éprouve pas du tout une quelconque nostalgie pour ces années-là, même si je suis très curieux de cette Réunion-là très différente de celle que je connais.

Une petite chose m’a étonné dans "Fantômes Blancs" : il n’y a quasiment pas de texte en langue créole - utilisé largement dans "la Grippe Coloniale ". François, le personnage principal, préfère parler la langue de la Métropole et oublier la période d’esclavage ?

Serge Huo-Chao-Si et moi avions décidé d’introduire un passage en créole dans "La Grippe", parce que cela nous semblait naturel que les personnages s’expriment à un moment donné dans leur langue natale. Le problème, c’est que le créole n’est pas compris en dehors de la Réunion, donc nous sommes obligés de recourir au français pour nos lecteurs. Dans "Fantômes", la question du créole ne s’est pas posée : on peut imaginer que les personnages s’expriment tout le temps en français, parce qu’ils reviennent de Paris. Et puis, en fait, le créole et le français ont toujours cohabité. On peut aussi penser que François, le héros de "Fantômes" choisit délibérément de parler français pour échapper au déterminisme historique de son origine. Pourquoi pas ?

Partir en Métropole pour François c’est se libérer de l’esclavage ?

Pas de l’esclavage, parce que lui ne l’a pas connu. François est sans doute parti à Paris un peu contraint, pour accompagner Maxime, mais il a trouvé là-bas une forme de libération, parce qu’il s’est retrouvé dans une société qui n’est pas marquée par le souvenir esclavagiste, alors que Maison Rouge le renvoie sans cesse à ce passé. Sa copine Bénédicte et la vie urbaine lui permettent d’une certaine manière d’oublier ce pesant passé. En même temps, le retour à Maison Rouge s’impose, parce qu’il doit, s’il veut s’accomplir, affronter ce passé, et donc ces fantômes...

François est amoureux de Bénédicte, une blanche. Une parfaite intégration de ton personnage ?

J’imagine que le racisme devait être tout aussi pesant à Paris à cette époque-là. Mais je voulais aussi rappeler que le "Paris noir" existait déjà au début du siècle, ce n’est pas quelque chose de récent. Et j’aime bien l’idée que, malgré tout, dans une grande métropole tout soit possible, y compris l’histoire d’amour entre un noir des colonies et une petite modiste.

Tu as un choix à faire : Les îles ou la Métropole ?

Je me sens profondément attaché à la Réunion, bien sûr, mais j’aime beaucoup voyager, découvrir d’autres manières de vivre quotidiennement. Mais je reviens toujours à la Réunion, c’est mon port d’attache.

Parle-nous de ton travail avec Li-An, il s’est vraiment "lâché" dans son dessin. Il est aussi libre que le personnage ?

Je connais bien le travail de Li-An puisqu’on est amis depuis de longues années. Or, je trouvais que le travail qu’il effectuait pour l’adaptation du "Cycle de Tschaï" chez Delcourt, ne montrait qu’une partie de son talent. Je savais qu’il avait aussi ce dessin plus "lâché" comme tu dis, plus libéré, et je préfère d’ailleurs cet aspect là de son graphisme. En lui proposant le scénario de "Fantômes", je voulais qu’il aille dans cette direction, et lui, justement, avait envie d’essayer d’autres choses.

Les fantômes font parti de la culture créole ? A la Réunion le vaudou, les marabouts sont très présents je crois. Est ce là une bonne source pour dénicher quelques formules ou rites histoire d’attirer les fantômes ?

Ah ah ! Non, il n’y a pas de marabouts à la Réunion (sauf ceux qui sont arrivés récemment de Paris) ni de culture vaudou. Ce sont des traditions qui viennent d’Afrique de l’Ouest, et la population de la Réunion ne vient pas du tout de cette région. La part africaine de la Réunion vient plutôt de Madagascar et du Mozambique. Mais il n’empêche qu’il existe plein de croyances, venues du monde entier (Inde, Madagascar, Bretagne etc). Les histoires de pirates fantômes sont très nombreuses et souvent associées aux grands domaines d’ailleurs. J’ai rencontré récemment une dame qui était la nièce de la dernière propriétaire de Maison Rouge, et elle m’a affirmé que l’histoire de fantômes que j’avais inventée correspondait à une vraie légende familiale ! Ce n’est pas très étonnant, en fait, dans la mesure où j’ai toujours entendu plein d’histoires de trésors cachés, défendus par les fantômes de pirates : je n’ai fait que reprendre des éléments de la culture populaire réunionnaise.

Le combat de Dieudonné concernant l’esclavage et le peuple noir te semble-t-il la bonne méthode pour de telles revendications ?

Je ne sais pas quelle est la méthode de Dieudonné : j’ai l’impression qu’il mélange beaucoup de choses, et qu’il le fait de manière un peu tapageuse et polémique. Par contre, je dois reconnaître qu’il y a une sorte d’amnésie collective en France métropolitaine autour de l’histoire de l’esclavage et de la colonisation. Ce serait bien que l’on puisse regarder en face cette histoire, et qu’on comprenne enfin qu’il y a une histoire "noire" de la France. Après tout, les Antillais et les Réunionnais étaient français bien avant les Niçois, les Savoyards ou les Corses ! On a toujours l’impression de découvrir qu’on peut être noir et français. C’est un peu pénible, parce que ça implique des comportements justificatifs incessants.

De quel coté te places-tu vis à vis de cette égalité noir-blanc ?

Heu. Je ne sais pas répondre à la question. Je voudrais que la question de la couleur ne soit plus posée en France. D’une certaine manière, les Américains, que l’on aime tant brocarder, ne se posent plus la question. C’est à dire qu’alors que le racisme y est plus virulent, ils ont quand même assimilé le fait qu’on puisse être américain et noir : du coup, les noirs sont représentés à la télé, au cinéma etc. En France, on se prétend anti-raciste (et la société l’est beaucoup plus qu’on ne le croit), mais on a un problème de représentation : pratiquement pas de noirs à la télé, et encore moins au cinéma. Je ne suis pas pour un système de quotas - que je trouve raciste par essence - mais je voudrais bien que l’image que les français ont d’eux mêmes évolue. C’est un peu pour ça que j’ai délibérément choisi un héros noir pour "Fantômes". Et de la même manière, je travaille actuellement sur une histoire de SF avec Brüno dont la majorité des personnages sont noirs. Il n’y a pas de justification particulière, c’est gratuit, juste parce que je constate que la SF est un genre unicolore : il semble qu’on ne puisse imaginer des noirs dans un environnement ultramoderne. Je sais bien que ce n’est pas pensé comme ça, mais ça donne cette impression, parfois. Alors, mon histoire de SF à moi, elle est majoritairement tenue par des personnages noirs.

Le deuxième volet de « la Grippe Coloniale » est attendu aussi par beaucoup de lecteurs. Où en sont l’écriture et le dessin actuellement ?

Le scénario est terminé depuis longtemps, mais les planches se sont arrêtées à la page 14. Serge Huo-Chao-Si semble bloqué. Je suis fataliste, désormais : s’il réussit à terminer l’album, tant mieux, sinon tant pis (pour moi et pour les lecteurs).

Et si Li-an s’attaquait au second album ? Après tout, pourquoi pas une autre série dessinée par plusieurs dessinateurs ?

Ca a été envisagé et proposé par Vents d’Ouest. Li-An était éventuellement partant. Mais Serge non, car il est persuadé que sa "panne" est provisoire et qu’il va s’y remettre. Et moi non plus, finalement, je n’étais pas trop partant : j’ai fait cette histoire avec Serge et pour lui, ça n’aurait pas tellement de sens de faire autrement que comme ça.

Que va t-on découvrir lors de ce retour aux sources de François, dans le second volet ?

J’en ai commencé un, uniquement parce que j’avais trouvé un titre qui me bottait : ça s’appelait Appollogue. C’était un super jeu de mots avec plein de sens, mais à part ça, je n’avais pas grand chose à dire. J’aurais voulu rendre compte de mes lectures et tout ça, mais j’ai eu la flemme et je trouvais ça finalement assez vain. En plus, un copain est tombé dessus et me l’a pourri de messages complètement idiots. Bref, je l’ai fermé.

J’ai vu sur le site de Lewis Trondheim que tu étais sur un projet comme co-scénariste, un pavé de 200 pages, intitulé pour l’instant "Crépuscule Austral". Peux-tu nous en dire quelques mots ?

On en est à la page 55 à l’heure où j’écris. Je co-scénarise avec Lewis, c’est à dire que j’apporte la trame du récit, et j’écris globalement les textes. Lewis met en scène, et change des dialogues quand il en a envie, ajoute une séquence, ou en supprime une autre. C’est improvisé, je n’ai jamais que quelques pages d’avance sur lui (et comme il travaille vite, il me rattrape souvent). C’est très rigolo à faire, comme une sorte de partie de ping-pong. L’histoire se déroule à la Réunion, en 1730, au moment où on a capturé le dernier capitaine pirate, La Buse, et qu’on va le pendre. On ne sait pas encore qui publiera l’album.

A quelques mois d’Angoulême, penses-tu être en bonne position pour remporter le prix du "meilleur album" ou du "meilleur scénariste" ? Créeras-tu la surprise face à la "BD Coca" (la Starac’, Kho Lanta...) ?

Je ne sais pas du tout si notre album va être nominé. J’en doute, mais ça n’est pas si important : le prix de la Critique pour la "Grippe" m’avait fait très plaisir, je n’en demande pas toutes les années....

Pour conclure cette interview, quelques mots en créole peut-être ? Merci.

Oté Serz, si ou lir ce sobatkoz la, aret grat out ki et met aou au travay. Merci Julien.

FANTÔMES BLANCS - APPOLLO (scénario) et LI-AN - Vents d’Ouest

FANTÔMES BLANCS - APPOLLO (scénario) et LI-AN - Vents d’Ouest