Les mauvaises gens l’avaient mauvaise

Les mauvaises gens l'avaient mauvaise

Portrait poignant des générations des trente glorieuses, parties travailler en masse à l’usine pour découvrir l’asservissement du travail à la chaine ? Pas seulement, c’est aussi l’histoire des Jeunesses Ouvrières Chrétiennes (JOC). Mouvement né de la volonté de prêtres catholiques de montrer que la religion pouvait être autre chose que l’opium du peuple...

Les mauvaises gens est un bande-dessinée d’Etienne Davodeau - roman graphique diront certains - qui parle de la vie d’une région, les Mauges, qui lors des Trente Glorieuses, voit sa jeune population filer travailler dans l’industrie locale naissante. Partant de là, ces jeunes gens, pour une bonne part catholiques pratiquants dans une région proche de la très traditionnaliste Vendée, vont se trouver au prise avec la dure réalité du monde ouvrier. Ils trouveront le réconfort et l’émancipation dans le militantisme auprès des mouvements naissants de la Jeunesse Ouvrière Chrétienne (JOC), et de la Jeunesse Ouvrière Chrétienne Féminine (JOCF).

Le livre dresse ainsi les portraits croisés des parents de l’auteur, la naissance de leur conscience de classe - au sens de Lukacs -, et leur évolution idéologique ; ceux-ci s’accompagnant de l’histoire plus succincte de la J.O.C., et de la J.O.C.F. elles-mêmes.

L’histoire de ces mouvements est assez intéressante en soi car à la base, le clergé penchait plutôt du côté des notables de la région des Mauges. En témoigne la comparaison des moyens mis à disposition pour les enterrements des petites gens et pour ceux des autres. Cependant, après la 2ème guerre mondiale, et dans le sillage du concile Vatican II, une partie du clergé souhaita enrayer le déclin de la religion auprès des gens, et des jeunes en particulier. Des prêtres décidèrent donc d’investir le monde du travail en encadrant les ouvriers catholiques dans leur vie de tous les jours, organisant entre autres des vacances à prix modiques -le bon vieux cliché, toujours efficace, de la petite jeune qui découvre la mer repond présent pour l’occasion -, et aussi en les poussant à s’exprimer sur les difficultés du travail à l’usine, ce qui les lança ensuite dans les luttes syndicales de l’époque ; certains prêtres allant même jusqu’à devenir ouvrier eux-mêmes.

la désacralisation du patronat alla de pair avec la désacralisation tout court

Le récit graphique d’Etienne Davodeau, au fil des témoignages de ceux qui ont vécu cette époque, rend bien compte de cet engagement, et les J.O.C. et J.O.C.F., d’une simple écoute des souffrances du monde ouvrier, va pousser progressivement ces membres vers l’action syndicale au sein des entreprises de la région, et aussi vers la lutte politique tout court. Cela conduira en partie à la création de nouveaux syndicats dont la C.F.T.C. (Confédération Française des Travailleurs Chrétiens) et la C.F.D.T. (Confédération Française Démocratique des Travailleurs), et poussera les parents d’Etienne Davodeau à s’émanciper dans le militantisme à gauche, et notamment au PS.

Du côté du clergé, le succès est plus mitigé, car la désacralisation du patronat dans une région très ancrée à droite alla de pair avec la désacralisation tout court, i.e. le déclin du catholicisme. Moment émouvant, quand les parents de l’auteur se demandent avec inquiétude si leur fils est resté croyant, et celui-ci de rire gentiment de leurs interrogations... Autre témoignage moins drôle mais tout aussi poignant, celui d’un prêtre engagé dans cette lutte pour une vie meilleure, puis défroqué, marié pour finir divorcé.

Mais une question demeure : les mauvaises gens, qui étaient-ils ?

Le moment le plus fort de la lecture est l’annonce du vainqueur de l’élection présidentielle de 1981. On a peine à imaginer combien le candidat socialiste cristallisait les espoirs de toute une classe, et au-de là de tout un peuple ... L’enthousiasme est, hélas, bien retombé depuis.

Je n’ai pas parlé des dessins, et pour cause. Je dirais simplement que le dessin est en noir et blanc, plutôt de style réaliste. Le trait de Davodeau est assez limpide, les émotions sont bien rendus, sans fioritures. Mais franchement là n’est pas l’intérêt de cette bédé qui vaut surtout par le texte lui-même, qui est à mettre en parallèle avec un livre d’Aurélie Filipetti : les derniers jours de la classe ouvrière qui raconte la vie de ses parents et grands parents immigrés italiens qui se tuèrent à la tache au fond des mines de Lorraine, mines qui disparurent peu de temps avant que le mur de Berlin s’effondre, et que les militants de gauche de toute une vie se voient envoyer au visage les crimes du totalitarisme soviétique.
Ceux-là aussi étaient des mauvaises gens. Mais une question demeure : les mauvaises gens, qui étaient-ils ?

Pas difficile, les perdants du système capitaliste, et les perdants de l’histoire.