Nos intellectuels sont-ils des irresponsables ?

L’occasion de l’interminable nouvelle - et pourtant si ancienne - polémique sur Heidegger nous rappelle que nos intellectuels ont parfois des comportements ambigus en glosant sur d’autres intellectuels aux comportements ambigus. Si la sortie du livre d’Emmanuel Faye a déclenché les foudres des bien pensants, il est proposer une autre lecture de cette mascarade intellectuelo-médiatique.

Un condensé de la polémique

Avril 2005 (quand je vous disais que ça durait depuis un moment) : le livre d’Emmanuel Faye sort [1] et provoque une tempête chez les philosophes français.
En effet, Heidegger est un philosophe très controversé, et cela depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale, en raison de son adhésion au parti nazi en 1933 et d’une certaine ambiguïté de son comportement face aux nazis. Longtemps banni des philosophes enseignés en France, il fut progressivement réhabilité jusqu’à être inclus cette rentrée au programme de l’agrégation de philosophie [2]. Un mauvais timing qui ravive encore le débat sur le livre de Faye.

« Heidegger accusé de nazisme », ce titre de presse ne devrait de manière crédible déclencher les passions des foules en 2005. Or la polémique est bien là, une fois encore, longue, acerbe, usant de tous les plus bas, les plus mesquins et les plus vils arguments personnels pour faire gagner la vérité d’un des deux camps. Si les pour-Heidegger et les contre-Heidegger s’entredéchirent en ressuscitant une querelle vieille de plus d’un demi siècle, une seule question se pose devant tant de débauche de haine et d’artifices : pourquoi ?

Assurément, si le cas Heidegger dérange, si la polémique même éventée déclenche encore d’aussi vives passions, c’est que, derrière le cas emblématique de ce philosophe, gisent un certain nombre de tabous liés aux agissements de nos intellectuels en général et à leur façon de s’engager, notamment politiquement. Heidegger est défendu comme un symbole, et c’est à ce symbole qu’il faut s’intéresser pour bien comprendre l’enjeu réel de cette polémique tout à fait étrange.

Revenons à quelques vérités oubliées de la démocratie

  1. Il est du droit d’un intellectuel de défendre un intellectuel qu’il ne connut pas s’il a des arguments.
  2. Il est du droit d’un intellectuel d’attaquer un autre intellectuel qu’il ne connut pas s’il a des arguments.
  3. Il est sain que des philosophes lisent d’un œil critique les philosophes qui écrivirent avant eux, notamment en rapportant leur œuvre à une perspective historique [3].
  4. Il est de la nature de la démocratie que les idées, et la filiation des idées, soient étudiées ouvertement et débattues, surtout lorsque ces idées ont une consonance politique importante pour l’histoire.
  5. Il est sain que des philosophes s’intéressent à la genèse des idées nazies, notamment pour comprendre l’endoctrinement massif des foules et tenter d’éviter que ce genre de choses ne se reproduise (c’est peut-être bateau mais il faut bien y passer).

Il n’y a donc rien de problématique a priori pour qu’un livre argumenté sur Heidegger soit publié en 2005 au regard d’éléments nouveaux sur sa vie ou ses écrits. La plupart d’entre nous ne sont pas des spécialistes et si débat historiographique il faut mener, que les spécialistes s’y attellent. Certes, une certaine tradition française phénoménologique et existentialiste peut sembler atteinte par les vagues de cette suspicion renouvelée envers Heidegger ; mais les acteurs du débat sont tous morts, et nous avons tous à gagner à ce que la vérité soit révélée !

Tout aurait par conséquent dû se dérouler dans le calme, genre « circulez, y’a rien à voir ». Franchement, pour les lecteurs du Mague (qui sont quand même, pour la plupart, de grands intellectuels que nous adorons), un nouveau bouquin sur Heidegger, y’a pas de quoi en faire un fromage !

Hé bien si, en fait, il y a de quoi ! Orchestrée par l’intellectuel Stéphane Zagdanski, la résistance s’organise [4]. Il y a du débat cosmique dans l’air, du symbole, du tabou, enfin des choses pas claires qui font réagir très brutalement des gens que, finalement, Heidegger ne doit pas empêcher de dormir tous les jours.

Mais alors, quel est le véritable enjeu de cette mascarade ? Le Mague vous dit tout !

La loi du blasphème

Le premier problème, dans toute cette affaire, est qu’il apparaît comme blasphématoire de mettre en doute Heidegger aujourd’hui, alors que les sommités philosophiques qui crient "haro sur le baudet Faye" en 2005 scandaient des slogans inverses il y a un demi-siècle.

La vraie raison derrière tout cela, ce qui pose le plus de problèmes aux intellectuels engagés dans cette croisade pour Heidegger, est que l’on demande des comptes aux intellectuels quant à leur rôle au sein de l’histoire.

Si un bouquin du genre de celui de Faye ne provoquait pas de polémique, cela voudrait dire qu’il serait licite de commencer à regarder les œuvres des intellectuels pour ce qu’elles sont : c’est à dire parfois comme des œuvres qui font progresser la pensée ; parfois comme des œuvres qui la font régresser, ou qui agrémentent des idées pas très cool à la sauce philosophique !

L’engagement politique de l’intellectuel corrélé à son œuvre est aussi un mode d’approche qu’il faut manifestement combattre : honte sur celui qui pense qu’un penseur n’est pas objectif ! Ce serait un véritable blasphème de faire descendre les intellectuels de leur piédestal, et d’examiner dans quelle mesure ils auraient pu contribuer à l’aliénation des idées et des peuples, au lieu de les en libérer.

Si attaquer Heidegger et lui demander des comptes était accepté sans broncher, ce serait demain au tour de Sartre, de Lacan, de Foucault, etc., d’être passé au crible, voire à Zagdanski et à ses amis ! De plus, on serait tenté d’établir des corrélations entre œuvre intellectuelle et vie personnelle... En un mot : l’horreur ! On ne pourrait plus penser « tranquille » !

L’intellectuel doit rester intouchable, à dicter ce que la plèbe que nous sommes doit penser sans jamais rendre de comptes à cette dernière. L’intellectuel est finalement devenu le curé moderne : il nous dit ce que nous devons penser. Si on l’attaquait frontalement, où irait le monde ?

Les intellectuels face à leur responsabilité

Certes, faire les procès des morts n’est jamais très constructif, mais il grand temps de remettre sur le tapis la question de la responsabilité des intellectuels face à l’histoire. Quand un imbécile pense une imbécillité, il n’engage que lui ; quand un intellectuel réputé s’engage socialement, il use de son aura pour cautionner des causes politiques.

En cela, il y a confusion des genres, abus de réputation. Si ce débat est toujours tabou en France, c’est que beaucoup d’intellectuels ont toutes les raisons de le laisser en l’état. A commencer par les héritiers des grands intellectuels français de la deuxième moitié du XXème. Ces derniers furent de grands militants politiques qui, comme les autres, s’illusionnèrent et mirent parfois des décennies avant de reconnaître leurs erreurs (si tant est qu’ils l’aient fait).

Reconnaître ce genre d’erreurs, c’est placer l’intellectuel au rang de l’homme moyen, perfectible, imparfait, avec son passé personnel, ses amitiés discutables, ses obsessions et ses névroses ; c’est faire éclater l’admiration béate qu’on lui doit théoriquement et mettre en doute une autorité souvent autoproclamée ; c’est ouvrir la boîte de Pandore de la fameuse "crise des élites". On peut alors voir les dits intellectuels comme des irresponsables, qui peuvent penser tout et son contraire, sans faire les frais d’un jugement a posteriori, comme si l’histoire de la pensée n’était qu’un long et régulier progrès. Est-ce ce que nous voulons vraiment ?

On ne saura peut-être jamais si Heidegger était ou non nazi. Mais au moins, ce dernier, à défaut d’écrire une prose philosophique accessible au plus grand nombre, nous aura montré combien il faut se méfier du crédit automatique que nous sommes tentés d’accorder à nos intellectuels chéris.