"Mer calme à peu agitée" inonde de sa verve le monde des Lettres

"Mer calme à peu agitée" inonde de sa verve le monde des Lettres

D’abord, il y a les noms des personnages. Tous succulents, drôles, étranges, pittoresques, issus d’un imaginaire volubile ou qui ont été pioché dans l’invention pure, le cinématographe. Des patronymes pleins de signifiés, qui sont des morceaux de choix du puzzle jubilatoire, autour d’un 31 décembre sous Rohypnol.

Samuel Sarandon, l’anti-héros trentenaire pathétique qui a raté son rendez-vous avec les autres a pour collègue "queutard" de boulot ; Bernard Baise, le bien nommé, qui lui fait rencontrer par hasard Camille Roose, beauté filiforme joliment fessue, mais « lamentablement nichonnée » qui va le séduire, le faire chavirer. Samuel et Camille vont partager les honneurs du générique même si Camille s’avérera plus fantasmée que réelle finalement, le prétexte cruelle d’une descente aux enfers programmée. Il ne faudrait pas non plus oublier Madame Loredana la psychanalyste, elle, sévèrement carrossée qui écoute religieusement depuis des années les histoires piteuses de Samuel.

Il y aussi et surtout ce personnage qu’on ne nomme pas mais qui tient toute l’histoire dans ses petites mains enfantines par le jeu des réminiscences, cette petite fille énigmatique et sûre d’elle qui l’avait humilié à la piscine lorsqu’il avait 10 ans et qui continue à obséder, à frustrer et à bloquer Monsieur Sarandon dans sa vie d’adulte.

Et puis, il y a les références, toujours malicieuses, judicieuses, délicatement érudites qui font l’univers de l’auteur. Des musiques ; Monteverdi, le chanteur flamand Arno, Ry Cooder. Des films, ceux de Woody Allen, d’Ingmar Bergman et une foultitude de belgicismes de Bruxelles et de ses alentours. Des détails aussi mais qui ont leur importance, certains plats italiens, des clins d’œil respectueux à des auteurs comme René Char ou Kierkegaard.

Il y a un univers riche, fort, charmant,irrésistible qui apparaît au fil des livres d’Alexandre Millon, sous cette plume inspirée et colorée. Il y a cette élégance rare de la phrase qui vous enveloppe au hasard d’un syntagme et qui vous emène vers un univers atypique. Ces formules qui n’appartiennent qu’à lui et qui vous séduisent sans vous enfermer, qui vous révèlent un coin d’humanité. Un regard d’observateur citadin, mêlé à un bon sens paysan, terrien qui vient de contrées plus latines que son microcosome belge en forme de décor nostalgique. A l’école du mot juste, pesé avec légèreté et de la douce audace, Alexandre Millon est un premier de la classe flamboyant qui aurait le physique et l’expression fertile, le dynamisme et l’énergie du cancre.

Chacun peut ainsi se reconnaître en son samuel mythomane en attente passive de l’amour et qui s’invente une soeur célèbre avec laquelle "il serait brouillé comme les oeufs". Un malheureux touchant qui croit en ses propres inventions, qui s’est construit un monde rêvé comme une ultime carapace pour se préserver du monde des gagneurs.

Dans un monde commercial, hanté par les images stéréotypées des grandes campagnes d’Aubade (voir la série « les leçons » de séduction) et de ces immenses corps de femmes dénudées qui flattent le désir des hommes et les rend contempteurs impuissants devant une beauté inatteignable, Millon offre une fable moderne et forte pour mieux comprendre ceux qui sont les oubliés de la société de consommation du sexe.

Son héros « Houellebecquien » n’est jamais glauque, sa réalité humaine jamais sordide, car contrairement à l’auteur des Particules Elémentaires, Millon est un vrai stylisticien, qui sait manier le verbe et l’image avec une pertinence, une inventivité et une efficacité qui rendent souvent pantois.

Alexandre Millon fait partie de ce tout petit groupe de la nouvelle génération de littérateurs qui a le mieux compris son époque. Ses vrais drames intimes. Jamais, il ne la singe, la dénigre ou la caricature, Millon n’est pas un poseur qui cherche à plaire, il nous raconte des destinées qui même si elles sont douloureuses sont peintes avec une bienveillance et une humanité qui rendent ses ensembles romanesques divertissants, parodiques et uniques. Tout en parlant du monde des villes, il sait glisser dans ses récits tendres, son vécu riche comme des pâtes aux oeufs frais, construire une narration souple, intelligente et scrupuleuse. C’est un urbain rêveur, tendrement rattaché à ses racines qui s’offre à nous dans sa vérité.

L’écrivain belge moustachu et fier de l’être comme son grand-père le Nono est le carrefour heureux entre plusieurs époques de la littérature ; il y a du surréalisme belge dans ses visions, il y a la précision et la concision d’Alberto Moravia, de Nabokov, un œil malin qui n’est pas sans rappelé des modernes comme Michel Houellebecq, Frédéric Beigbeder ou Christophe Mager, mais en des écrits davantage maîtrisés, plus humains et tellement plus sincères. Millon est un écrivain généreux qui, jamais, ne lésine sur la marchandise pour que la pâte à Pizza littéraire prenne et soit des plus goûteuse.

Mieux que quiconque, alexandre Millon sait parler de la différence, de la douleur de plaire, du désir, de la séduction, de la famille, du père et des femmes.
On apprend, dès la page 30, ce que signifie réellement le titre de l’oeuvre : « Mer calme à peu agitée » sorte de thermomètre de poche de la météorologie intimiste du vague à l’âme, du spleen moderne.

Millon est tout à la fois, un romancier, un poète, un sociologue et un peintre scrupuleux du quotidien.
Avec ce troisième roman en forme de couronnement, il fait plus qu’entrer dans la cours des grands prosateurs, il montre de manière dilettante, implacable et belle qu’il est un des auteurs francophones les plus doués de sa génération. Il serait bien que cet état de fait suscite l’admiration et le respect de ses pairs, que l’on fête cette arrivée à sa juste valeur.

"Mer calme à peu agitée", Alexandre Millon, 2003, Dilettante, 154 pages, 13,50 euros.

"Mer calme à peu agitée", Alexandre Millon, 2003, Dilettante, 154 pages, 13,50 euros.