Interview : Michel Warschawski

Interview : Michel Warschawski

Michel Warschawski, journaliste et militant, a exploré toute la complexité des phénomènes politiques du Moyen Orient à travers son action au sein du Centre d’information alternative (AIC), créé dans les années 1980 pour permettre l’émergence d’un discours de paix commun entre Palestiniens et Israéliens (...)
Michel Warschawski est l’auteur de "Sur la frontière" publié aux éditions Stock. Il répond à nos questions sur son engagement, sa vie et son regard sur le monde, en homme libre.

1. Si on vous présente simplement comme un journaliste militant cerne-t-on assez justement votre réalité sociale et professionnelle, vous êtes tellement plus que cela non ?

La définition qui, a mes yeux, reflète au mieux ma vie au cours des trois dernières décennies, est celle de passeur : passeur d’information - en tant que journaliste et membre du Centre d’Information Alternative - et, en tant que militant, passeur de valeurs et de perspectives de coopération et de solidarité.

2. Votre arrivée en Israël à l’âge de seize ans et tout ce que vous y avez vu et vécu, a-t-elle déterminée votre vie toute entière ?

Quand on fait le choix de l’engagement, le lieu où l’on se trouve et où l’on traduit cet engagement dans des combats concrets est bien évidement déterminant. Ayant fait le choix de vivre en Israël et d’y mener un combat pour la justice et les droits, ce pays et les populations qui y habitent ou qui sont concerné par celui-ci est ce qui a déterminé ma vie personnelle et militante.

3. Selon vous la notion "générique" et idéale de "Paix" ne serait pas le mot adéquate et le mieux adapté au conflit israélo-palestinien ?

Je n’ai jamais beaucoup aimé ce concept de paix. Il est bien trop général, et a trop servi de justification à des causes mauvaises : l’invasion du Liban s’est fait sous le titre de “Paix en Gallilée” ; les motivations de nombreux pacifistes israéliens qui ont soutenu le “processus de paix” ont été “foutez-nous (vous les Palestiniens) la paix”. Je préfère de loin le concept de justice, ou de droits. J’aime le slogan du MIB en France, “Pas de Paix sans justice”, car il est pertinent partout où se mène un combat pour les droits. La paix n’est pas, à mes yeux, un objectif en soi, mais le résultat soit d’une défaite-capitulation, c’est à dire, de la victoire du non-droit, soit, au contraire, de la victoire du combat pour le droit et la justice.

4. Quelles sont les pires idées fausses et caricaturales qui circulent sur ce conflit dont
on parle tant et que la grande majorité des gens connaissent si mal ?

J’identifierais trois idées fausses essentielles : d’abord celle qui considère le conflit israélo-palestinien comme une bagarre entre deux gamins, qui doivent, tous les deux arrêter, symétriquement, la violence, faire des compromis identiques et se serrer la main. Il n’y a pas de symétrie dans le conflit israélo-palestinien, mais un peuple qui mène une lutte légitime pour ses droits contre un état colonial et oppresseur. Ensuite, il y a la tentative de présenter le conflit israëlo-palestinien comme un conflit inter-ethnique, culturel ou confessionnel, alors qu’il s’agit d’un conflit politique, d’une lutte d’émancipation nationale et anti-colonialiste contre un régime qui combine occupation, apartheid et colonisation. Finalement, l’identification entre l’anti-sionisme, qui est une position politique existant depuis cent ans y compris dans les communautés juives ou, avant guerre, elle était largement majoritaire, à la fois dans les cercles de gauche et dans les cercles religieux, et l’antisémitisme. Cet amalgame est une vaste mystification, une fumisterie, inventée pour terroriser, hors d’Israël, ceux qui s’opposent au projet sioniste ou son idéologie, voire même ceux qui critiquent la politique du
gouvernement israélien.

5. Que restent-il aujourd’hui de la gauche radicale israélienne ?

Trop peu. La gauche radicale a, certes, toujours représenté un courant minoritaire dans le mouvement de la paix israélien. Pourtant, des la guerre du Liban, en 1982, et jusqu’à l’assassinat de Rabin en 1995, cette gauche radicale servait véritablement d’avant-garde et de catalyse a un mouvement plus large. Depuis le fiasco de Camp David, en Juillet 2000, et le Grand Mensonge d’Ehoud Barak (dont je parlerai plus loin), le mouvement de la paix a littéralement implosé, et l’aile radicale, qui n’a évidement pas baissé les bras, rame aujourd’hui a contre-courant et sans n’être plus suivi par l’aile plus large et plus modérée du mouvement de la paix.

6. Comment peut-on lutter contre ceux qui font l’amalgame entre les juifs en général et les actes de la droite israélienne ?

Il s’agit de montrer qu’Israël reste divisée sur les grandes options politiques, et que même si le gouvernement actuel jouit d’un soutien massif dans l’opinion publique israélienne, une partie non négligeable de la société israélienne s’oppose a sa politique. Pour ce faire, il est important, en France, de donner la parole aux opposants israéliens, mais non moins important est la dénonciation systématique des soit-disants porte paroles de la communauté juive de France d’identifier les Juifs du monde entier avec Ariel Sharon et sa politique. Ariel Sharon est certes le représentant de la majorité des Israéliens, mais en aucun cas des Juifs de France ou d’ailleurs. Transformer les manifestations contre l’antisémitisme en manifestations de soutien a la politique criminelle de Sharon appartient de l’amalgame et porte une lourde responsabilité sur un éventuel renforcement de l’antisémitisme en France.

7. Cette idée de la frontière que vous développez dans votre livre du même nom publié chez Stock est en quelque sorte une métaphore, bien au-delà de toute considération géographique et politique c’est de la frontière de l’intime, de votre introspection et de votre équilibre affectif et intellectuel tout entier que vous évoquez en filigrane ?

Si c’est vous qui le dites...

8. Vous évoquez Jérusalem comme un grand amour, cette ville vous "parle" mieux que personne dirait-on ?

J’ai avec Jérusalem, et ce depuis que j’y suis venu pour la première fois en 1964, une relation très intense, mais qui a change avec le temps : d’un véritable coup de foudre, a une relation plus complexe vue la véritable dégénérescence politique de cette ville qui est devenue la ville la plus à droite d’Israël. D’une ville qui symbolisait la dimension juive, diasporique et donc modérée d’Israël, Jérusalem est devenue la ville de l’extrémisme anti-arabe ou intégriste, et des conflits à tendance inter-confessionnels et inter-culturels. En ce sens, on est passé d’une relation affective forte, a une arène de combat, frontière extrême de conflits, qu’ils soient israëlo-palestiniens ou inter-israëliens.

9. Lorsqu’on est né à Strasbourg dans une famille très religieuse, comment trouve-t-on le courage de franchir le pas et d’aller au bout de son destin et de l’affronter malgré les peurs et les doutes ?

L’éducation religieuse et générale dans laquelle j’ai grandi donnait une grande importance aux concepts de liberté/responsabilité personnelle et d’engagement, ce dernier étant plus spécifiquement lié aux leçons à tirer du judéocide nazi et au devoir de résistance. En ce sens, en faisant le choix politique qui a été le mien je n’ai pas vécu un sentiment de rupture, ce qui n’est, évidemment pas le cas, avec le choix de cesser de pratiquer les préceptes de la religion juive.

10. En toute modestie, ne vous trouvez-vous pas quelques points communs avec un certain Ghandi ?

En toute modestie, non. D’abord, Ghandi a guidé des masses dans leur lutte d’émancipation, alors que moi, je reste un porte-parole d’une orientation qui reste extrêmement minoritaire dans ma communauté. Ensuite, Ghandi a fait du pacifisme une philosophie politique, alors que j’appartiens a ces courants qui considèrent la violence de l’opprimé comme un moyen souvent nécessaire pour se défendre contre l’oppression.

11. Parlez-nous de Michel Warschawski en 1968, quels étaient ses rêves et quel bilan fait-il de cette période plus de trente an après ?

1968, c’est la bataille du Têt au Vietnam, le soulèvement anti-bureaucratique en Tchécoslovaquie, le mouvement anti-guerre aux USA, les grandes manifestations étudiantes en Europe, les grèves ouvrières en Italie et en France. C’est, au Moyen Orient, le réveil du mouvement national palestinien, mais aussi les mouvements et régimes progressistes au Sud Yemen et au Dhofar. Pour ma génération politique, 1968 c’est l’actualité de la révolution, la promesse d’un autre monde maintenant.
Notre rêve, comme on le sait, ne s’est pas réalisé, et le (des)ordre capitaliste a connu un nouvel essor. Je ne regrette évidemment pas le fol espoir qui nous animait et l’activisme débridé qui découlait du sentiment d’urgence. Si ce n’est le prix payés par mes fils, auxquels nous promettions un avenir radieux dont la construction laissait très peu de temps disponible pour nos tâches parentales.

12. Comment le moyen Orient a-t-il vécu l’ après 11 Septembre 2001 en définitive ?

Après l’Afghanistan, le Moyen Orient est rapidement devenu la victime principale de la grande croisade de Georges W Bush. L’Irak d’abord, mais aussi le peuple palestinien et son combat pour la liberté et l’indépendance auxquels on a collé le label “terroriste”, donnant ainsi carte blanche a la politique de répression meurtrière du gouvernement israélien. Le résultat immédiat du 11 Septembre dans le contexte du Moyen Orient, est l’absence de pressions internationales contre les crimes commis dans les territoires occupés, la déligitimation - de la part de la communauté internationale - du mouvement national palestinien et de sa direction, et la revalorisation de criminels de guerres comme les généraux Sharon, Ben Eliezer et Mofaz, et de fascistes notoires comme les ministres Lieberman, Eitam et Landau.

13. Quel est le meilleur moyen de combattre la Haine ; le dialogue, une meilleure connaissance de l’autre, des débats publics... autre chose ?

Il me semble que la condition sine qua non pour combattre la haine est la rationalisation de l’autre et de son combat. Tant que le combat mené par l’autre est perçu uniquement comme résultat d’une haine aveugle, atavique, irrationnelle, on ne peut réagir que par la haine. Pour contrer ce sentiment, il s’agit de montrer ce qui motive le combat auquel on est confronté, sa rationalité profonde, et donc la possibilité de moyens pour y mettre fin.

14. Est-ce que c’est une dure responsabilité morale d’être le fils d’un ancien grand rabbin de Strasbourg ?

Je ne le crois pas. Comme je le disais plus haut, nous sommes responsables de nos choix, pas de ceux de nos parents, que l’on peut assumer, respecter, rejeter ou combattre.

15. Pensez-vous que l’on saura un jour qui est véritablement Yasser Arafat ?

Pourquoi ne demande-t-on pas qui est “véritablement” Sharon, ou Yitshak Rabin ou Jacques Chirac ? Je ne sais pas pourquoi on se sent obligé de faire de Yasser Arafat un mystère. N’est-ce pas là aussi un aspect de la « démonisation » des Palestiniens ?

16. L’écriture vous a sauvé de quoi ?

De rien.

17. Le conflit israélo-palestinien n’est-il pas du pain béni et un prétexte facile et idéal pour un antisémitisme latent en France et ailleurs ?

Toute situation peut servir de prétexte a de mauvaises causes, y compris le conflit israélo-arabe qui peut renforcer les préjugés antisémites de ceux qui a priori font des Juifs des coupables, que ce soit de la mort du Christ, de sa propre médiocrité, du chômage ou de la chute des valeurs a la bourse de New York. Des Juifs occupants et répressifs renforcent l’image des Juifs comme peuple sur de lui et dominateur ; des Juifs humiliés et opprimés renforcent l’image des Juifs comme peuple misérable et puni pour son déicide. L’antisémite n’a pas besoin de confirmations a ses préjugés racistes, car tout et son contraire peuvent servir de preuve a ce que le Juif est spécial et méprisable.

18. Quelle importance a le mot "rencontre" pour vous ?

La rencontre est une nécessité pour élargir ses horizons hors du cadre étriqué de sa propre tribu. Sans rencontre on reste fermé sur soi, et donc condamné a dégénérer, a pourrir. Il n’y a pas, à mon avis, de progrès, de civilisation, sans rencontre avec l’autre.

19. Que pensez-vous des mégalos et des narcissiques ?

Ce sont les pires ennemis de l’action collective. On en trouve beaucoup trop dans les cercles universitaires, même de gauche...

20. A longueur d’années et de journées vous faites des choses sérieuses, importantes et fondamentales pour les autres et le monde, mais quel est votre jardin secret, la chose que vous faites pour vous libérer vous-même et faire le plein d’énergie ?

Les randonnées dans le désert, et plus particulièrement dans les montagnes du Sinai. C’est là que j’arrive à me déconnecter de l’environnement politico-social qui est mon champ de bataille, et d’être en communion avec la nature et avec moi-même.

Photographie : Olivier Roller

Photographie : Olivier Roller