Interview : Solange Bertrand

Interview : Solange Bertrand

Solange Bertrand a traversé le vingtième siècle pictural sans trop d’encombres.
Elle a ainsi énormément travaillé sur tous les supports de la création avec talent et beaucoup d’énergie. Dans le monde commercialisé de la peinture d’aujourd’hui, il est rare de rencontrer un peintre de valeur resté aussi parfaitement indépendante qu’elle.
Tel est pourtant le cas du peintre et sculpteur Solange Bertrand, qui jouit de l’avantage appréciable de ne dépendre de personne et de travailler librement.

Plus qu’une artiste marquante c’est un personnage haut en couleur, mégalomane parfois attachante souvent, que nous avons interrogé sur sa vie, son œuvre et les autres.

Solange Bertrand même si elle n’est est donc pas aussi connue qu’elle pourrait l’être - car son talent, original et vigoureux, devrait lui assurer l’une des premières places parmi les peintres français de tendances abstraites - est une artiste majeure que l’on ne cessera de découvrir et redécouvrir.

1. Mais qui êtes-vous donc Solange Bertrand ? Parlez-nous de vos tout débuts ?

Je suis née à Metz et j’habite encore dans les murs qui m’ont vue naître. J’ai l’âge de ma maison. Mes parents étaient locataires ailleurs. Lorsque la maison qu’ils ont fait construire était terminée, ils se sont installés et je suis née comme Napoléon. Ma mère n’a pas eu le temps de se coucher, je suis apparue sur la descente de lit. Au rez-de-chaussée. Cette maison ne m’appartient d’ailleurs déjà plus, je l’ai léguée à ma « Fondation Solange Bertrand ». Mais j’ai tout de même le droit d’y habiter jusqu’à ma mort. J’ai un appartement à Paris aussi mais j’y vais peu. En tout cas plus en voiture car c’est trop fatiguant mais je conduis encore.

2. On dit que vous n’êtes pas plus célèbre et reconnue dans le monde de l’Art car vous avez un sale caractère. Quelle est la raison exacte de cette non-reconnaissance de votre travail ?

Je suis très difficile et exigeante avec moi-même. Comme Matisse et Picasso qui repeignaient sur leurs toiles, j’ai détruit moi aussi bon nombre de toiles, des centaines de tableaux même.
Je n’étais pas à Paris dans les années cinquante, on m’a dit que cela avait desservi mon art. J’ai fait la guerre, j’ai donné neuf ans de ma vie à la France. J’étais infirmière diplômée d’état. Je n’ai jamais exercé en dehors de l’armée. Je me suis mise au service de la France pour la guerre. J’ai même sauvé deux cents juifs, des enfants. J’ai fait des tas de choses pendant la guerre.

3. Comment est arrivé l’art dans votre vie ?

Toute petite je dessinais déjà. J’avais aussi un grand jardin, alors j’appuyais sur les fleurs pour en extraire la surface colorante. Avec les fleurs de coquelicot. Pour la sculpture je ramassais les morceaux des assiettes car la maison venait d’être construite. A cinq ou six ans je collais des morceaux de ces objets. Je ne jouais pas avec les autres enfants. Les gens disaient « Elle est drôle la Solange ! » Moi je me croyais inférieure. Eh bien c’est cela le génie, paraît-il. On se croit inférieure mais on ne l’est pas. On s’isole des autres. On est pas intéressé par les jeux bêtes des autres mais on est supérieur, un génie. Jean Cocteau disait « Tous les enfants sont des génies ». Le tort que l’on a c’est qu’à l’école on leur apprend à dessiner un arbre, une pomme, une maison et là tout est gâché. Il ne faudrait jamais briser ce génie premier par l’apprentissage.

4. De quel œil vos parents ont-ils vu cette passion pour la peinture ?

Mon père était un grand propriétaire terrien, il avait autant de terres que le maire de l’époque mais on nous a exproprié, on a tout perdu finalement. Mon père avait hérité tout cela de son père. L’art n’était pas leur préoccupation principale mais ils m’ont toujours laissée faire.
Je voulais faire mettre l’annotation « Au nom du père » sur les papiers de ma Fondation. Je lui dois tout à mon père. Il me faisait bénéficier des prix des loyers afin que je travaille ma peinture. Je veux mettre son nom où je pourrais et lui rendre hommage.

5. On peut dire que vous êtes une femme visionnaire, qui a toujours anticipé de très loin la tendance ?

Je ne suis pas une lanterne rouge. Un grand peintre n’est jamais une lanterne rouge, monsieur. Je mène la course, je suis en tête de course. J’ose aller loin.

6. Quels sont les artistes que vous avez véritablement admiré ?

J’ai admiré Bazen avec qui j’ai exposée au musée de Metz. C’était le neveu du célèbre Bazen de la chanson « As-tu vu Bazen, à la porte des allemands, qui fumait sa pipe comme un gros fainéant ? », celui-là même qui avait vendu Metz à l’Alsace paraît-il. Il disait « c’était mon oncle mais je suis pas responsable de ce qu’il a fait ». C’était un bon peintre, il y en a quelques uns comme cela mais il est mort aussi.

7. Vous avez connu Da Silva à cette époque, que pensez-vous de son travail ?

Da Silva , c’était une femme que j’admirais beaucoup mais pas pour toute sa production. Il y a des tas de toiles d’elle que j’aurais détruites. Lorsqu’elle fait ses bibliothèques, là il n’y a rien. Tandis que chez moi tout se tient.

8. Parmi les grands noms de la peinture que vous avez rencontrés, que retenez-vous finalement ? En quoi ils vous ont touché ?

Ils m’ont touchée car ils étaient à l’avant garde. Quand j’ai vu mon premier Picasso je me suis reconnue, je le sentais. Je dis qu’il y a des parentés mentales. Je n’ai jamais essayé de l’imiter, au contraire, lorsque je voyais sur mes toiles que je le rencontrais, je décrochais.

9. Comment avez-vous rencontré Picasso ?

Je l’ai vu de 1950 à 1952 l’été, je le retrouvais souvent sur la place de Golf Juan, j’admirais son intelligence et sa simplicité, je l’appelais Maître, et lui me demandait de l’appeler Pablo ; il a essayé en vain de m’apprendre à nager. Je l’ai beaucoup aimé, il valait bien sa réputation et je n’ai pas été déçu par son personnage réel.

10. En 1947 vous aviez déjà rencontré Jean Cocteau ?

Cocteau m’aimait beaucoup. Il était charmant. J’ai même été chez lui et il m’a proposé de dormir chez lui. Je ne l’ai pas fait mais je ne risquais rien car il était homosexuel. Il était fou amoureux de Jean Marais , il n’y avait que lui qui comptait. Nous nous sommes très bien entendus, il m’a même fait un texte pour une de mes expositions. Il était très bien élevé ce garçon.

11. N’avez-vous pas été un temps enfermée dans l’image de la « femme qui ne fait que des visages » ?

Oui, c’est vrai c’était agaçant alors que vous l’avez vu, j’ai fait plus de 700 tableaux, des milliers de dessins sur papier mouillé et autres. Beaucoup plus d’abstractions que de figuratif en fait mais les gens ne voyaient que ces portraits, ces visages, c’est malheureux tout de même ! Je ne voulais pas m’enfermer dans un genre, je n’ai jamais supporté cela.

12. D’un avis personnel je trouve que vous êtes plus efficace dans les petits formats que dans les grands, vous semblez vous perdre dans l’immensité de la toile ?

Oui, vous avez raison. Les petits formats sont aussi mes préférés. Tenez, en ce moment je fais une série de bleus sur des planches de bous ou en petit format. Le dernier que j’ai réalisé c’est le vent dans le ciel. Il y a un mouvement. C’est abstrait et figuratif à la fois, on peut y voir un cerf volant d’enfant. Je fais ce qui me plait sans me poser de questions. C’est beau non ?

13. Souffrez-vous de non-reconnaissance à l’heure qu’il est ?

Ma dernière exposition « rétrospective » ne comptait que 40 tableaux dans une salle trop petite « Les Trinitaires » mais c’est mieux que rien. Ca vient. Et puis « Mieux vaut tard que jamais » comme on dit. Je suis le plus grand peintre de l’est de la France tout de même, n’est-ce pas ? Après ma mort ma côte va monter c’est pour cela que j’ai une Fondation qui va se charger de tout. Et puis je suis au « Who’s who » depuis 1972, ce n’ est pas rien.

14. Vous avez peint à la bombe longtemps avant tout le monde ? Comment vous était venue cette idée ?

On ne sait pas comment naissent les idées, cela vient c’est tout . Je n’ai jamais désiré faire comme tout le monde, j’ai eu des périodes très diverses, j’ai essayé plein de supports et j’ai fait cela à chaque fois lorsque c’était le bon moment.

14. Vous tenez-vous encore au courant de ce qui se fait en art contemporain actuellement ?

Non, pas vraiment. Il faudrait être Paris c’est là-bas que cela se passe. Avant c’était à New-York, cela a été en Allemagne aussi. Je suis loin de toute cela désormais, je ne peux même plus travailler en ce moment tellement je suis fatiguée. Il y a encore peu je peignais au moins une heure par jour. Mais c’est fini, malheureusement

15. Que pensez-vous de Francis Bacon et de son oeuvre ?

Quelle horreur ! Ces corps nus d’hommes affreux. Ces personnages sur les Wc c’est horrible et puis il était homosexuel. Cela ne m’intéresse pas du tout cette laideur-là. J’aime le beau. Pour moi l’art c’est avant tout la notion de beau. D’autres ne pensent pas la même chose mais moi toute ma vie, j’ai été à la recherche de cela.

17. Votre travail n’est pas militant, cela ne vous intéresse pas de témoigner sur l’époque, quel est le sens exact de votre démarche artistique. Quel est l’œil de Solange Bertrand ?

J’ai des yeux de peintre, un regard pas comme les autres. Je sais le voir chez les gens aussi. Dans un vernissage je regarde les yeux et je déniche les artistes rien qu’à leurs yeux. A une exposition Picasso dans les années 80 j’ai eu soudainement envie de parler à quelqu’un et j’ai vu un regard de peintre dans la salle. J’ai dit « vous, vous êtes un artiste ». Le monsieur m’a répondu « Yes, I understand. I’m a painter ». C’était un américain et un grand peintre

18. Votre œuvre a-t’elle été nourrie par d’autres domaines artistiques ? Par exemple quels grands auteurs avez-vous lus et aimés ?

Aujourd’hui je suis âgée et j’ai tout oublié mais on a dit longtemps que j’étais une femme cultivée. J’ai lu tous les grands auteurs russes ; Dostoïevski..., j’ai aimé leur imaginaire et leurs paysages, la beauté de leurs descriptions. Désormais pour qu’un livre m’intéresse il faut qu’il soit vraiment très très bon.

19. Que pensez-vous qu’il restera de votre œuvre ?

Tout. Avec mes tableaux et mes sculptures je suis immortelle. On va encore dire que je ne suis pas modeste mais c’est pourtant vrai. Je ne suis pas modeste n’est-ce pas ?
J’ai essayé de former deux femmes peintres. Une est partie au bout de trois semaines et l’autre je lui ai appris à faire de la sculpture. Aujourd’hui elle a six enfants, elle est passée à autre chose.

20. Et si c’était à refaire ?

Je ne regrette pas tout ce que j’ai réalisé mais maintenant je suis âgée et seule. On me croit très entourée et ce n’est pas le cas. J’ai préféré l’art plutôt que l’amour et j’en subis les conséquences. Toute ma vie est donc dans mon œuvre, je n’ai jamais eu d’autres enfants que mes tableaux. Ce sont un peu tous mes bébés c’est pour cela que je me bats pour eux. Me voilà obligée d’aller à Paris pour les fêtes de Noël car la solitude est moins lourde à porter là-bas qu’à Metz.

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