Interview : Claire Paulhan

Interview : Claire Paulhan

Claire Paulhan est la petite-fille de Jean Paulhan, dont elle a hérité de l’exigence, de la rigueur et de l’opiniâtreté, et s’est toujours passionnée pour les littératures autobiographiques, l’intime et les correspondances.
Depuis 1996, elle dirige sa propre maison d’éditions, où elle publie, sur du beau papier des journaux intimes et des lettres qui manquaient cruellement à notre histoire littéraire.

1. Vous rendez-vous compte chère Claire que lorsque j’ai dit à mes amis, pourtant moyennement cultivés, que j’allais faire l’interview de Claire Paulhan, cela n’a pas fait "tilt" dans leur esprit, même lorsque j’ai rajouté "Claire" comme " Jean Paulhan"... C’est dramatique non ?

Non, cela m’a l’air normal. Vos amis ne sont peut-être pas très intéressés par l’histoire littéraire. Mon grand-père, comme moi, beaucoup plus modestement avec ma petite maison d’éditions -, appartenons à ce registre de la culture, dont je vois bien qu’il ne passionne qu’un petit carré d’érudits ; mais ce petit carré est très actif, très "chercheur", très passionné. Alors, c’est déjà beaucoup.

2. Le grand public garde peu de chose en mémoire concernant Jean Paulhan, il l’associe beaucoup à sa correspondance, à la NRF et un peu à son siège d’académicien et c’est à peu près tout...

Et ce n’est déjà pas si mal, car le plus public de sa vie intellectuelle est bien là : dans l’importance qu’il a donnée à la Nouvelle Revue française, dans l’attention à ses pairs qu’il a manifestée dans ses lettres, dans la malice qu’il a mise à entrer à l’Académie française, en se réjouissant (peu de temps) de contribuer au Dictionnaire.

3. Quelle est la pire idée fausse qui circule sur lui ?

C’est probablement celle qui consiste à croire ­ c’est un peu trop facile, un peu trop image d’Epinal - qu’il a "régné", tel un tyran, sur les Lettres françaises du XXe siècle : cela n’a rien eu d’un règne de droit divin, mais fut un lourd et patient travail, extrêmement attentif (mot que je réemploie à escient) aux écrivains, mené peut-être au sacrifice de sa propre oeuvre, travail dont sa correspondance, effectivement, témoigne mieux que tous les témoignages.

4. Vous devez avoir une fierté inouïe à faire partie d’une famille si prestigieuse dont le nom résonne avec "Gallimard", NRF" "Pléiade" ?

Plus que de la fierté, je ressens une certaine responsabilité : il faut être autant que possible à la hauteur de la forme de cette existence intellectuelle. Bien sûr, je ne le suis pas, mais ne démérite pas non plus. Cependant, je ne sens nullement mon nom "résonner" avec ceux de Gallimard, de la NRF, de la bibliothèque de la Pléiade : c’était il y a tellement longtemps et depuis, les liens ont été tellement distendus que la résonance s’est tue.

5. Quelle est la partie de l’oeuvre ou de la vie de Jean Paulhan qui a votre préférence ?

Probablement l’époque où Jean Paulhan a séjourné à Madagascar, de 1908 à 1910 : j’ai toujours pensé que c’était là, aux antipodes, qu’il a réussi à passer à l’âge adulte, que c’est là qu’il a appris à manier le langage de la manière si particulière qui était la sienneŠ C’est à Madagascar qu’il comprit qu’il pouvait être à la fois un homme de lettres, un ethnologue, un linguiste, un savant et un enfant encoreŠ

6. Lorsqu’on est la petite fille d’un monument de la littérature française naît-on avec une responsabilité intellectuelle et morale ?

On ne naît pas avec, on l’acquiert ou pas ; on se charge de cette responsabilité (cf. plus haut) ou pas. Chacun son choix.

7. Parlons de vous à présent... ils sont beaux vos livres sur papier Centaure ivoire.. quelle belle aventure vous vivez depuis 1996.. !!!

Oui, j’ai beaucoup de chance, car le public et les professionnels du livre sont attentifs aux rares livres que je sors, année après année. J’ai aussi beaucoup de chance que l’on m’ait recommandée à un imprimeur hors-pair, Edmond Thomas, lui-même éditeur (éditions Plein Chant, Bassac), qui m’a beaucoup aidée pour mes choix de départ. Ceci dit, l’aventure est à la fois lourde (c’est vraiment beaucoup, beaucoup de travail non rémunéré) et fragile (je ne prends la décision de lancer un nouveau livre que quand j’ai à peu près récupéré la mise de fonds du précédent). L’équilibre tient à un fil : le désir intellectuel de continuer, la possibilité matérielle de continuer.

8. Pourquoi ce parti-pris des journaux intimes et des correspondances. Cela manquait tant à notre histoire littéraire ?

Tout simplement parce que j’aime lire des journaux intimes, des autobiographies littéraires, des correspondances et des mémoires, et que je n’arrive à lire que très peu de romans. Quant à savoir si ce domaine manquait à l’histoire éditoriale (plus qu’à l’histoire littéraire), je crois que l’on peut réponde par l’affirmative : les autres éditeurs, il leur arrive bien sûr de publier des autobiographies littéraires, des correspondances, etc., mais c’est, à part pour Gallimard et Fayard, presque des accidents de parcours, une production d’une périodicité très aléatoire. Il faut dire aussi, et peut-être d’abord, qu’éditer ce genre de livres proprement est terriblement difficile et que cela est un peu décourageant.

9. Quelle drôle d’idée d’avoir ressuscité Ferdinand Bac ?

Ferdinand Bac est un personnage très atypique, qui a toute sa vie cultivée une forme de décalage par rapport à sa propre histoire ; je trouve cela à la fois digne et courageux. Sans compter que c’est un mémorialiste-diariste au style impeccable, aux idées fermes, au caractère imprévisible. Et puis son Journal me semble apporter un très utile témoignage - fin, distancié et féru d’exactitude - sur la fin d’une époque, l’aristocratie européenne d’avant la Grande Guerre.

10. La rareté et les tirages limités d’un livre sont un gage de sa valeur future.. vous travaillez pour l’histoire et pour le plaisir raffiné d’une petite élite.. qui sont vos lecteurs ?

Je ne crois pas que la rareté et les petits tirages soient garants de la qualité. Ceci dit, je ne pense pas le contraire. Cependant, je préférerais ne pas travailler pour cette "petite élite" dont vous parlez, qui va, au fil des années et des enterrements, en s’amenuisant bien que je constate, au contraire que le groupe de ces lecteurs-là s’agrandit à chaque nouvelle parutionŠ. Mais je dois reconnaître que mon lectorat est érudit, lettré, plutôt argenté et plutôt assez âgé. Mais c’est un public néanmoins très actif, qui m’écrit, commente, demande des renseignements, veut être mis en relation avec d’autres amateurs, se soucie de la vie des livres, me suggère des manuscrits à aller voir, etc.

11. J’ai une préférence pour la correspondance entre Jean Paulhan et Michel Leiris, ai-je du goût ?

C’est votre goût. C’est à vous de le défendre.

12. Est-ce que des maisons d’édition comme la vôtre ont de l’avenir...
Y’aura t’il toujours un public d’amoureux des beaux livres ?

Oui, je crois qu’elles ont un avenir, mais fondé sur une incohérence économique, ou un archaïsme économique si vous préférez : tant que je travaille seule et ne paie que les matières premières et le travail de l’imprimeur (je ne me salarie pas, je ne donne pas d’à-valoir aux auteurs de l’appareil critique, ni aux ayants-droit, pour simplifier), j’arrive à peu près à rembourser le coût de fabrication de l’ouvrage. Donc, tout cela peut tout à fait continuer, à ce prix-là si j’ose dire. Encore faut-il y trouver son compte (intellectuel ou moral.)

13. Vous vous dites lente... c’est pourtant une belle qualité dans votre métier, celui d’ exhumer des archives, des documents rares. Il faut du temps et de la rigueur pour ces belles choses...

Oui, en effet. Beaucoup plus que l’on ne peut l’imaginer de l’extérieur, quand on ne s’est jamais affronté à ce genre de tache. C’est précisément cette difficulté du travail qui eut finir par lasser, d’autant plus que contrairement à vous, peu de personnes en ont conscience.

14. Travailler sur l’intime des artistes c’est un peu un rêve de petite fille, une vilaine curiosité que vous avez magnifié ?

Probablement. C’est en tout cas pour moi toujours un extraordinaire moteur pour le travail, cette curiosité de la vie réelle des gens, qu’ils soient écrivains ou artistes, et la manière dont ils peuvent la décrire, jour après jour. Je ne me lasse pas de cette recherche-là. Je me désole cependant de ne pas arriver à tout en retenir, pour former la trame de plus en plus serrée et solide de cette mémoire littéraire que je voudrais tisser, à ma manière.

15. Quelles ont été vos plus belles trouvailles en la matière ?

On n’est jamais seule pour révéler un écrivain ou un texte ; il faudrait raconter l’enchaînement des circonstances, des amitiés, des sensibilités : mais le Journal 1913-1934 de Catherine Pozzi (qui fut le premier livre que j’ai édité de fond en comble en 1987, alors que je me formais chez Ramsay), et celui auquel je suis en train de travailler, le Journal de Mireille Havet, me semblent les plus importants, les plus stupéfiants, pour l’heure, de mon histoire d’éditrice : tout simplement parce que je crois que ces deux textes, dans des registres très différents, modifient le paysage du Journal intime au XXe siècle.

16. Cinq mots qui vous définissent bien ?

Rigueur, obstination, curiosité, goût, éclectisme.

17. Chez les écrivains qui font les rentrées litéraires des années 2000... qui trouve grâce à vos yeux ?

Je suis incapable de répondre à cette question ; je n’ai pas de souvenirs de livres marquants d’auteurs contemporains, je n’ai pas assez suivi, non plus, les rentrées romanesques, pour les raisons sus-dites.

18. Pensez-vous que les nouvelles technologies et notamment l’E-mail sont des prolongements de la correspondance sous une autre forme, même s’il n’y a pas la beauté du papier et de l’écriture manuscrite mais bel et bien l’échange écrit entre des êtres ?

Je crois plutôt que les nouvelles technologies nous permettent de faire des livres beaucoup plus facilement et de communiquer, en règle générale, beaucoup plus vite et bien mieux ; est-ce qu’elles nous permettront d’offrir encore du contenu dans quelques années ? je ne crois pas. Mais je ne suis pas devin.

19. Votre rêve artistique le plus insensé ?

Mon rêve artistique est un rêve bassement matériel : être aidée, à tous les niveaux, par des personnes biens, qui aiment mes livres et aiment m’aider à les réaliser. Cela m’est déjà arrivé. Une fois un peu soulagée du travail, on peut songer à réaliser des "rêves artistiques" : varier la typographie, dessiner les couvertures, donner une forme plus joueuse au bloc-texte, illustrer, etc.

20. Par quoi avez-vous envie de terminer cette E-terview ?

Par l’envoi de ce courriel qui me permettra de retourner au travail, au seul qui m’intéresse totalement : en l’occurrence, mettre en forme l’appareil critique du Journal dont j’ai parlé plus haut, celui de Mireille Havet que je compte sortir en décembre 2002. Merci.

Les Editions Paulhan

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