Interview : Keren Ann

Interview : Keren Ann

Pas facile de trouver Keren Ann sur sa route car la dame est très occupée. Alors lorsque l’on y arrive on essaye d’éterniser le moment afin de pouvoir emmagasiner le maximum de son univers dans la cage du journaliste curieux. Ce volatile gracieux et tendre à la fois, garde sous son plumage une force de caractère qui force l’admiration. Depuis qu’elle plane haut au-dessus de la concurrence pop-folk il n’y a jamais eu un trou d’air de sa part et c’est aussi pour cela qu’on l’apprécie. Rigueur-virtuosité et sympathie sont à l’ordre du jour sur un astro-cumulus filant à 2000 à l’heure, comme la pensée brillante de cette jeune femme active. Rencontre.


Je voulais savoir si maintenant que vous êtes en tournée en France vous avez encore la possibilité de vous adonner aux salons de massages chinois ?

Keren Ann : « C’est quelque chose d’appoint en bas de chez moi à New-York, c’est bien cela me détend mais sinon ce n’est pas une marotte régulière. J’ai même fait une interview en prenant plusieurs cabines avec un journaliste et on a crié de l’une à l’autre. »

Quand vous viendrez à Lille on essayera de trouver un endroit où l’on pourrait faire cela ?

Keren Ann : « A mon avis je n’aurais pas le temps (rire). C’est rare en tournée que je puisse avoir 5 minutes pour moi, tout est centré sur ma musique. »

Quand on parle de vous et de votre musique on vous dit emprunte d’une délicatesse intemporelle, faut-il être très forte pour être douce ?

Keren Ann : « Ce n’est pas la question ! Sur certains points et sur certaines choses on peut être soit l’un soit l’autre, il n’y a pas vraiment de règles. Je ne crois pas connaître quelqu’un d’entièrement fragile ou fort. On peut aimer la douceur et avoir le droit d’être fort pour combattre les choses difficiles de la vie. Les gens fragiles ont toujours une force cachée. »

Paradoxalement le big-boss de chez Blue-Note votre maison de disque aux US dit de vous que vous êtes « une sorte de jazzman alcoolo mais avec la tendresse d’une femme » ça vous a surpris cette description de sa part ?

Keren Ann : « Je pense qu’il voulait signifier que lorsque je pars dans la musique je suis tellement dans mon truc quand je joue que cela ressemble à de l’ivresse. Je suis presque dans un état second en quelque sorte. »

En France, « Nolita » est sorti depuis quelque temps, a t’il eu le retour que vous attendiez ?

Keren Ann : « En France j’ai mon public qui m’est particulièrement fidèle. Au fur et à mesure j’ai des gens qui suivent mon travail qui me permettent d’avoir une existence artistique pour passer à autre chose dans un autre projet. Maintenant je ne vends pas autant d’albums que certains artistes de ma génération mais j’ai assez de ressources pour faire mon prochain disque, je sais que je peux tourner dans des salles et qu’elles sont remplies.... Enfin j’espère en tout cas (rire) jusqu’à maintenant c’était le cas... Il y a un répondant très agréable pour moi concernant la solidité de mon parcours. »

Ce dernier disque doit beaucoup à votre main cassée qui vous a obligé à changer vos plans avant d’entrer en studio, croyez vous au hasard ou à l’inconscience ?

Keren Ann : « Peut importe quel support physique ou nominatif donné au hasard de la vie, je pense que souvent consciemment ou inconsciemment on est emmené dans des situations qui nous font changer de direction. Après on peut dire que c’est écrit d’avance mais il y a plein de choses qu’on ne contrôle pas mais que l’on suggère ou que l’on provoque. »

Est-ce que l’on pourrait comparer votre dernier album à une saison ?

Keren Ann : « Aux 4 puisqu’il y a toutes les humeurs. Il a un côté automnal et hivernal qui correspond à l’écriture de mes chansons puisque j’aime bien cette ambiance de cocooning. Quand je fais un album je suis souvent dans un studio à l’intérieur de moi-même qui correspond plus à un décor d’hiver mais après je pense qu’on y découvre des moments lumineux cher au Printemps et à l’Eté. »

Faire commencer le disque par « Que n’ai Je ? » c’était une manière de dire qui vous étiez ou n’étiez pas à l’heure de l’enregistrement ?

Keren Ann : « Non, je pense que c’est une chanson qui pouvait me ressembler il y a 10 ans et qui pourrait tout aussi bien me correspondre dans 10 ans. »

Les histoires d’amour chantées par Keren Ann finissent mal en général ou semblent désabusées comme sur « Midi dans le Salon de la Duchesse » ?

Keren Ann : « Elles ne finissent pas mal, je parle de l’amour en général, du mien ou de celui de l’une de mes narratrices : quelqu’un qui s’attache à toute forme d’amitié, de séduction ou de complicité. Je pense qu’il y a un rapport dans ma musique avec le fait de grandir et de rester adolescent dans un corps qui devient adulte. Parfois on laisse des choses en nous. C’est ma manière de les regarder et de les ressentir que j’exprime en chanson. »

Pour vous, une chanteuse doit elle se sortir du bonheur pour composer ?

Keren Ann : « Je ne pense absolument pas que l’écriture a un rapport avec le fait d’être mal ou bien. Nous naviguons tous entre l’un et l’autre 5 fois par jour. Il y a forcément des états dans lesquels on est plus confortable pour écrire, quelque chose comme le premier instinct qui sert à débuter le travail après l’écriture en elle-même est un travail comme un autre. »

Dans tous vos disques vous aimez jouer de la métaphore, d’où vous vient cette envie de mystifier d’une certaine manière vos textes ?

Keren Ann : « J’écris ce qui me parait à moi très clair parfois j’entends des histoires très réalistes où je ne comprends rien. C’est plus un style d’écriture plutôt qu’une envie ou une volonté. »

Vous êtes revenue à la langue française était-ce un besoin ?

Keren Ann : « J’en aurais toujours besoin. Je compose avant d’écrire et certaines mélodies se marient mieux avec l’un ou l’autre. J’ai du mal à imaginer « Que n’ai Je » en anglais ou « Chelsea Burns » en français. La langue est une forme physique. J’ai une obsession des mots, après c’est juste une question de sonorité par rapport à la musique. »

Ecrire en hébreux vous y avez déjà pensé ?

Keren Ann : « J’adore lire en hébreux mais je n’ai pas encore ressenti une envie ou un besoin, tel un jeu, d’écrire dans cette langue. »

Ce qui est troublant c’est que vous semblez jouer vos titres français avec un esprit américain et vos titres anglophones de manière européenne ?

Keren Ann : « Mon son en général est composé de plein d’ingrédients. Dans toutes mes chansons qu’elles soient françaises, américaines ou même bossa il y a un mélange de genre. C’est la culture musicale avec laquelle j’ai grandi que je mets à mon service. »

Sur ce dernier disque vous produisez vous même, n’aviez vous plus grand chose à apprendre ou alors était-ce un défi pour savoir si vous en étiez capable ?

Keren Ann : « Quand je commence un album je n’y pense pas. Je le débute et après en cours de route j’aime faire rentrer des gens, mais là outre certains musiciens qui sont venus jouer, comme l’album était assez intimiste, je me suis dis que cela me prendrait plus d’énergie de faire rentrer quelqu’un plutôt que de continuer moi-même. »

On m’a dit quand j’ai demandé une interview avec vous que c’était compliqué parce que vous vous occupiez de tout dans votre carrière et que vous étiez débordée. Avez vous du mal à déléguer ou est ce un besoin pour que tout soit parfait comme vous le souhaitez ?

Keren Ann : « J’adore déléguer mais c’est juste que dans mon cas, il y a 3 ans, je me suis séparé d’un commun accord de mon manager qui s’occupait de tout, j’avais donc le choix de trouver quelqu’un qui soit disponible 24 heures sur 24 pour l’initier dans ma manière de fonctionner ou bien ouvrir mon label et apprendre à gérer ça en attendant ce quelqu’un. Ce qui s’est passé c’est qu’aujourd’hui j’ai trouvé un label en Australie, en Asie, en Nouvelle-Zélande juste en étant avec mon label Yellow Tangerine et que cela fonctionne. J’aimerais bien demain arriver à trouver une personne qui puisse travailler avec moi mais à chaque fois que je rencontre de bons managers brillants dans leurs rôles ils sont déjà occupés avec d’autres artistes. »

Donc vous en arrivez à tout faire ?

Keren Ann : « Je partage ma journée. Il y a des heures pour toutes ces questions, d’autres pour ma musique, le soir je suis sur scène, je voyage aussi avec mon matériel d’enregistrement car je ne peux pas vivre sans et que je suis assez obsédée par les projets auquel je participe actuellement. J’ai besoin constamment d’être proche de la musique. Je me donne des horaires où je peux gérer le reste. »

C’est un travail qui doit être usant ?

Keren Ann : « C’est très fatiguant sauf que cela me donne une réelle liberté. Il y a beaucoup de choses créatives que j’ai découvertes par l’intermédiaire de ces casquettes différentes. Tout ce qui concerne le graphisme par exemple. J’ai du apprendre d’autres aspect de ce métier. Gérer, en tout cas promouvoir avec les labels, des disques. Envoyer sur des campus aux US des posters ou des flyers en échange de concerts. Il y a plein de moyens créatifs de faire du marketing sans passer par les choses classiques comme la radio. Je ne demande rien à personne, j’amène un album qui est fini. Je pense que c’est un luxe de faire ce que l’on aime et surtout d’en vivre. »

En pointilleuse, passez vous plus de temps à enregistrer votre musique ou à par exemple trouver le visuel adéquat à votre disque ?

Keren Ann : « Je fais 80 % de musique. Le jour où ce sera moins j’arrêterais. (rire). Cette année j’ai donc fait « Nolita », j’ai commencé un nouvel album de « Lady and Bird » et je pars en Islande pour mettre ma musique sur un documentaire. Dès que j’ai envie, je rentre dans une ville et je loue un studio pour enregistrer. »

Vous êtes une boulimique de travail ?

Keren Ann : « C’est pas une question de boulimie c’est juste que j’aime énormément ma profession (rire). J’ai beaucoup de chance de faire de la musique. Il y a des gens qui en rêvent donc j’en profite. Peut être un jour que je n’aurais plus cette énergie. »

Ce n’est pas aussi une peur de prendre son temps ?

Keren Ann : « Je me dis que le jour où je m’arrêterais c’est que j’aurais une famille et donc d’autres priorités. Ce qui me sort du lit le matin c’est une chanson non-terminée ou un enregistrement qui doit se faire, ça cela me passionne. J’ai l’impression que la journée peut être belle ou difficile, intéressante et m’apporter plein de choses par rapport à mon travail : aujourd’hui c’est ça et uniquement ça. »

« Not Going Anywhere » a semblé être un tournant dans votre carrière, a t’il changé votre façon de « ressentir » la musique ou est ce que ce sont les gens qui vous ont regardé de manière différente ?

Keren Ann : « Les gens confondent beaucoup scène française et génération d’artiste. Je ne comprends pas quand je lis des articles que le public de Sanseverino puisse être celui d’Emilie Simon et de Camille. Il y a plein de bons artistes avec un univers très différent qui sont tous mis dans le même panier donc cela a peut être changé dans le sens où je lis tous les jours que je fais partie de la scène française alors que je chante plus que la moitié de mon répertoire en anglais. Avec « Not Going... » cela a peut être modifié la donne. Cela n’a pas été fait en réaction en tout cas. Je pense qu’à chaque nouvel album cela crée un tournant. Après mon premier album c’était la fille qui écrivait pour les autres. Le second a plus été axé sur le fait que je tournais avec un groupe. Chaque album est artistiquement différent. La seule chose marquante c’est que je peux étoffer mon studio d’enregistrement. »

Seriez vous du genre à ne pas vouloir grandir et croire que la musique peut sauver le monde ou alors préférez vous l’idée qu’elle puisse uniquement l’embellir ?

Keren Ann : « Hou là ! je n’ai jamais fait de la musique en pensant qu’elle pouvait sauver le monde, j’ai fait de la musique car elle me sauve moi ! Ca paraît égoïste. Je le fais pour moi au départ, quand je fais un album je ne pense pas aux autres oreilles, il faut qu’il plaise aux miennes avant tout. »

Vous faites énormément de scène, est-ce que cela a toujours été facile d’exposer votre univers au public ?

Keren Ann : « J’ai toujours passé plus de temps en studio que sur scène. Je suis très traqueuse. J’avais l’impression que mon traque était toujours plus important que le moment de joie ou de magie scénique. Quand j’ai su désamorcer tout ça, la scène est devenue super. Il m’a fallu privilégier les rapports humains avec les musiciens ou le public pour m’habituer à monter sur les planches et à aimer ça, parce que ce n’est pas toujours drôle : ce sont des journées de voyages, de déplacements et de fatigue juste pour une heure et demi de set. Mais c’est primordial de trouver son équilibre car on a obligatoirement besoin de jouer ses morceaux devant un public. J’aime l’idée d’aller dans des lieux surprenants pour exposer mes chansons. J’aime l’idée de laisser une part de moi dans certains endroits où j’aurais pu ne jamais aller. »

Quand on regarde votre carrière avec celle de Benjamin Biolay qui naviguait dans les mêmes eaux que vous, on voit que lui s’échappe du registre qui l’a fait connaître alors que vous semblez vouloir creuser cette folk intimiste ?

Keren Ann : « C’est surtout une question de production. On reconnaît bien son univers mais il a voulu faire un choix d’auditeur. On peut aimer la folk et adorer Queen of The Stone Age ! J’écoutais de la saoul, j’étais aussi à une période générationnelle très portée sur le punk mais actuellement je suis plus branchée sur le rock ou l’electro donc j’imagine que lui aussi a des envies de production très différentes. Je pense que c’est une démarche artistique très remplissante. Je sais que demain si j’ai envie de faire un album de rock je ne me poserais pas de questions et je le ferais. C’est important de prendre des risques dans l’habillage. »

Vers quoi personnellement allez vous tendre ?

Keren Ann : « Je ne me projette jamais. Si jamais je vous dis que je vais rentrer en studio pour faire un album rock, ça peut devenir du pogo ou quelque chose de très intimiste. Je travaille énormément avec le moment. Par exercice et par challenge j’aime l’idée d’arriver en studio inconnu alors que j’ai tout pour enregistrer chez moi, arriver les mains dans les poches avec les bandes et voir les instruments qu’ils ont sur place. S’ils n’ont qu’un piano désaccordé et un harmonica je ferais avec. C’est ce côté instantané que j’aime. »

D’être presque toujours une exilée et originaire de nulle part comme de partout vous a t’il apporté quelque chose de plus ?

Keren Ann : « Ca m’a apporté que je peux me sentir chez moi partout mais je peux aussi me sentir paumée n’importe où ! C’est très facile pour moi d’arriver dans un lieu que je n’ai jamais vu et trouver un confort, sauf que ce confort peut être très temporaire et que j’ai soudain la bougeotte. »

C’est la loi des musiciens ?

Keren Ann : « C’est la loi des marins aussi ! J’ai beaucoup de ports d’attache que j’aime et que je déteste tout autant. »

Vous faites vous violence pour être une insoumise ?

Keren Ann : « Je ne me fais jamais violence, c’est une question de caractère comme les chiens, vous savez quand ils naissent vous en avez certains qui sont passifs et d’autres actifs. Je n’ai jamais été passive. Même si j’adore au moment de la promo être un vrai bagage comme un robot. Mais je ne suis pas une insoumise car cela voudrait dire que j’ai sous ma main des gens. »

J’aurais voulu savoir pour terminer quelle avait été votre dernière grosse colère ?

Keren Ann : « Tout à l’heure ! En fait j’ai fait une grosse connerie et j’ai perdu des chèques ce qui m’a rendu dingue ! »


Le site officiel de la chanteuse


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