Jean, mon frère, Jean

Tu te souviens, c’est moi qui suis allée à ta recherche. Cela faisait déjà cinq ans que je connaissais ton existence. Toi, tu ne savais rien de moi parce que notre père m’avait conçue et s’était sauvé aussi vite. Puis deux ans après, il avait recommencé avec une autre femme mais ta mère, elle, elle avait su le garder. Bon gré, malgré si j’en crois ton histoire.

Quand il est mort, je me suis promis de te retrouver. Il n’y avait pas de raison. Il m’avait dit que tu ne devais pas savoir. Et pourquoi ? Parce qu’il avait peur de tout. Moi, je voulais voir si on se ressemblait. Je voulais que tu saches. J’ai attendu sept mois, après sa mort. Pour que tu ais le temps de t’habituer à son absence. Pour moi, ce ne fut pas difficile. Je l’ai vu trois fois dans ma vie.

Je me suis renseignée sur toi. Je voulais ménager ta famille. Il t’avait toujours protégé. J’ai appris que tu étais célibataire et que tu vivais seul dans ton appartement. Alors, un samedi matin, j’ai sonné à ta porte. Tu as mis un peu de temps à venir ouvrir. Et là, je suis tombée sur un jeune homme tout endormi qui s’ébouriffait les cheveux. Tu m’as dit « Bonjour ». Tu étais tout engourdi de sommeil. Je t’ai demandé : « Bonjour, vous pourriez m’offrir un café, s’il vous plait ? ». Après une petite inspection de la tête au pied, tu as jugé que tu pouvais, en effet, m’offrir un café. Tu m’as fait entrer dans ton appartement qui était un peu en désordre. Je m’y suis sentie tout de suite à l’aise. Tu as fait couler un café, sans poser de question. Tu as mis deux bols, l’un en face de l’autre sur la table de la cuisine. Tu as dit « Tartine ? ». J’ai répondu « Tartine ! ». Nous avons déjeuné comme un vieux couple en silence. Tu as mis tranquillement les bols dans le levier et puis tu es revenu t’asseoir en face de moi et tu m’as demandé si je voulais autre chose. Je t’ai répondu que je voulais de l’amour. Tu me regardais avec tes beaux yeux verts et tu as passé ta main dans tes cheveux. Tu attendais et moi j’ai pris mon courage à deux mains et je t’ai dit : « je suis votre sœur ». Tu m’as rétorqué que c’était assez original pour se faire payer un café. Mais tu as baissé la tête, tes yeux étaient un peu fixes. « C’est dommage ! Ca vous dérange si j’en fume une ? Parce que c’est la première fois qu’une fille me réveille un samedi matin pour me demander un café et me balancer à la tête qu’elle est ma sœur. Il faut que j’atterrisse. Vous fumez ? ». « Non, mais je veux bien essayer ».

Tu as tiré une bouffée sur ta cigarette puis brusquement tu m’as regardé avec ton regard vert vipère. « Je vous écoute ». Tu vois Jean, je n’ai rien oublié de notre première rencontre. Mais toi non plus.

Alors je t’ai parlé de la rencontre de ma mère et notre père un soir de bal musette dans leur province. Puis de sa fuite dès que ma mère est allée lui annoncer qu’elle était enceinte. Oh je comprenais bien qu’il ait fuit. Mais quand je pense que deux ans après, il s’est retrouvé dans la même situation avec ta mère. Je le trouvais un peu léger. Les capotes ça existaient, merde alors. Tu m’as demandé en quoi ça me gênait que tu existes. J’étais bien embarrassée par ta vérité. Je t’ai également parlé de mon enfance sans la signature d’un père sur mes carnets de notes. Mon adolescence, ma rencontre avec lui à 25 ans. C’était un très bel homme, il n’y avait qu’à te regarder d’ailleurs. Tu lui ressembles tellement.

Ensuite, nous nous sommes levés pour aller dans le salon, histoire de faire une pose. C’était beaucoup pour toi qui ne savait rien. Nous avons fumé une deuxième cigarette et bu un autre café. Tu as ouvert la fenêtre et tu t’es penché comme pour retrouver ton souffle. En te regardant de dos, j’avais du mal à imaginer que j’étais en train de parler à mon demi-frère. Je peux le dire aujourd’hui, l’espace d’un instant, je t’ai trouvé beau. Alors, j’ai plongé mon visage dans ma tasse à café afin de chasser cette image. J’ai regardé ton salon. Les couleurs y étaient chaleureuses. Une chemise blanche traînait, une paire de chaussette également. On aurait dit que tu t’étais couché dans l’urgence, en balançant tout.
Tu es venu t’installer en face de moi. Nous nous sommes regardés pendant un certain temps. Droit dans les yeux. Nous avons trouvé des similitudes dans nos physiques. Grands, bruns, minces. Mais je n’ai pas tes yeux verts. Ce jour là, tu ne m’as pas décrit le père idéal. Souvent absent et quand il était là, ne partageant aucun de tes jeux. Assumant le minimum vital. Tu m’as parlé de ta mère qui a fini par le quitter après tant d’années de patience. Tu as grandi seul, fils unique, avec un père fantôme et une mère toujours inquiète. J’en étais à me demander si finalement je ne préférais pas mon sort.

Puis tu as souri et tu m’as demandé de me lever. Tu as passé tes mains dans mes cheveux et tu m’a embrassé sur la joue. Nous nous sommes doucement enlacés comme deux enfants qui avaient été trop longtemps séparés. Nous avons passé le weekend ensemble à jouer au frère et à la sœur, à se chamailler comme des gosses. Nous voulions rattraper le temps.

Puis, nous avons pris l’habitude de nous revoir tous les week-ends. Les semaines, les mois ont passé. On ne faisait rien d’autre que d’être ensemble. Tu me montrais les endroits où tu avais vécu. Parfois, tu aimais m’emmener dans des soirées où tes potes me prenaient pour ta nouvelle petite amie. Tu a voulu jouer l’ambiguïté avec eux. Histoire de rire. J’ai eu la bêtise de faire comme si que. Et à travers ses soirées, nous nous tenions par la taille, la main. On jouait trop bien à faire semblant. Puis, au petit matin, nous rentrions à l’appartement, sages, comme de vrais frère et sœur. Presque tous les samedi nous allions à des soirées pour danser ensemble. Quelle douce intimité à travers la foule. Le désir exacerbé par l’envie du fruit défendu. Nous jouons un jeu trop dangereux Jean. Tu m’embrasses comme j’en ai tant envie, avec cette tendresse qui cache notre désir si fort. Tout vibre en moi. C’est le cahot. J’ai peur de baisser ma garde.

Si tu savais Jean comme il m’est difficile de ne pas me serrer trop fort contre toi quand nous dansons. Je lutte tellement contre ce désir qui m’envahit. Comment résister à ton regard, à ton sourire, à tes bras, à ton parfum, à ta douceur. J’ai envie de toi, mais tu es mon frère Jean.

Alors, j’ai commencé à trouver des excuses pour ne pas pouvoir venir tous les week-ends. Et j’ai vu la souffrance s’installer en toi. Tu voulais oublier que j’étais ta demie-sœur. Ce n’est pas possible Jean, malgré tout l’amour que l’on se porte. C’est contre nature. Pourquoi es-tu mon frère Jean ? Pourquoi ? J’aurais tellement voulu m’endormir dans tes bras au moins une fois. Mais nous aurions commis l’irréparable.

Je t’aime Jean. Je t’aime.
C’est pour ça que je prends un train et qu’il te faudra m’oublier car je n’ai qu’un aller dont tu ne connaîtras jamais la destination. Oublie-moi Jean. Il nous faut grandir et nous ne pouvons pas nous aimer en cachette. Je t’aime Jean.

Ta sœur.