Mon monde, selon Hippo...

Mon monde, selon Hippo...

Je me souviens... Oui, je me souviens de ce long-métrage, le premier d’Eric Rochant, il s’appelait Un Monde sans Pitié, il commençait à peu près comme ceci : "Qu’est-ce qui nous reste ? Le grand marché européen ? Les lendemains qui chantent ? Que dalle, il nous reste que dalle. Aujourd’hui, on a plus qu’à être amoureux comme des cons et ça, c’est pire que tout". Enchainement générique, un jeune homme arpente les rues parisiennes, l’allure nonchalante, le sourire aux lèvres, il croise une jeune femme, clin d’oeil malicieux, le mec de la nana n’est pas content, pas grave, le jeune homme continue à sourire, s’arrête à un bar, demande son fric au tenancier de l’établissement, fric qu’il a gagné lors d’une partie de poker.

Puis, c’est l’arrivée à l’appartement, une kyrielle de personnes tournoient autour de lui, ça boit, ça fume des joints, ça discute, ça se prélasse, ça s’embrasse, sous le fracas joyeux d’une musique assourdissante.
Le jeune homme, on le surnomme Hippo. Sa ville, c’est Paris. Son job ? Il n’en a aucun, il se fait entretenir par son frangin qui vend du shit à son lycée et par-ci, par-là, il joue un petit poker pour arrondir les fins de mois. Ce sont les rois de la désinvolture, de la débrouillardise facile, de la journée sans lendemain.

Ah, Hippo, mon héros ! Pourtant, j’avais à peine plus d’une dizaine d’années, c’était l’époque du fric à tout prix, des jeunes crétins yuppies, de la cruelle désillusion mitterrandienne, du sida qui menaçait, du sexe avec capote auquel on commençait à s’habituer.
Pour tout dire, je m’en foutais, j’avais encore mes rêves de môme, bientôt, les premières sorties, les premiers flirts, les premiers baisers mouillés. J’avais le temps, j’avais le temps et Hippo... Ah, Hippo, mon héros !
Le cinéma français retrouvait un air de liberté, la tonalité d’un romantisme trop oublié, post-moderne et définitivement amoureux.

Un Monde sans Pitié raconte la rencontre de deux individus (interprétés par Hippolyte Girardot et Mireille Périer) que tout oppose. Il ne s’intéresse pas à grand chose, tout la passionne. C’est un glandeur, c’est une bosseuse. Elle fantasme sur les grands horizons, il ne pense qu’à son chez-soi. Les destinées sentimentales sont parfois étranges, il aura suffi d’une soirée pour que le coup de foudre surgisse, pour qu’envers et malgré eux, ce soit la flamme de leur coeur qui se consume et brûle d’une lumière féconde. Cette scène, où l’on voit Hippo lui déclamer un poème qu’il vient d’improviser avant de claquer des doigts pour que la Tour Eiffel s’éteigne, ça fait quelque chose, non ?
Avant, ils étaient là comme deux cons qui attendaient le bon moment avant de s’aimer. Après, il font l’amour. Tu as le visage qui s’illumine ? Attends, ce n’est pas fini.
Et quand elle veut qu’il l’embrasse dans la rue ? Avant, elle ne voulait pas. Maintenant, elle en a terriblement envie.
Toi, ta petite amie, ton chéri, les milliers de couples au sein de Paris, elle et lui, tu vois, tu appartiens au film, l’oeil tellement ému.
Bien sûr, il y aura des moments de tension, pas facile de rejoindre deux êtres si contradictoires.
Bien entendu, les accros, les engueulades ne manqueront pas de détourner leur histoire commune mais qu’est-ce qui pourrait pour autant les séparer ? Elle doit partir en Amérique, lui ne peut dépasser les frontières de la petite couronne, de ces quartiers appris par coeur.
Mon amour ou Paris ? Paris... mon amour ! Trop tard, il la loupera, elle s’en ira puis reviendra mais après ? Après, on ne sait pas.
Après, "putain, il va falloir trimer encore...". Générique de fin.

J’ai revu Un Monde sans Pitié il y a quelque temps. Il avait bizarrement vieilli, son goût était devenu suranné, les tics de langage m’ont amusé, le monde a changé, j’ai évolué.
La carrière de Rochant ne s’est pas franchement améliorée (bien qu’on lui doit le joli Anna Oz, oeuvre injustement mésestimée par la critique, qui cristallise ses angoisses dans le calme merveilleux des eaux profondes de Venise), la société s’interroge, sur fond désabusé.
Mais Hippo, Hippo, mon héros ? Lui aussi a disparu comme le souvenir d’un gosse qui voulait sincèrement lui ressembler.

Au moins, il nous reste l’amour et même si c’est pire que tout, se résoudre à la déraison de nos folles palpitations, à l’aube d’une rencontre innée, sous le paratonnerre d’un présent (ou d’un avenir) aux espoirs délicieusement dorés et qui surtout, nous permet enfin de pleinement exister... c’est déjà beaucoup.

Un film et un scénario de Eric Rochant. Direction Photo : Pierre Novion, couleur. Musique : Gérard Torikian. Production : Les Productions Lazennec (Alain Rocca). Durée : 1 h 24.
Avec Hippolyte Girardot (Hippo), Mireille Périer (Nathalie), Yvan Attal (Halpern), Jean-Marie Rollin (Xavier), Cécile Mazan (Francine), Aline Still (la mère), Paul Pavel (le père).

Un film et un scénario de Eric Rochant. Direction Photo : Pierre Novion, couleur. Musique : Gérard Torikian. Production : Les Productions Lazennec (Alain Rocca). Durée : 1 h 24.
Avec Hippolyte Girardot (Hippo), Mireille Périer (Nathalie), Yvan Attal (Halpern), Jean-Marie Rollin (Xavier), Cécile Mazan (Francine), Aline Still (la mère), Paul Pavel (le père).