Les formes pulpeuses de l’Ennui

Les formes pulpeuses de l'Ennui

Alberto Moravia est un génie. Le cinéma a raison de s’en inspirer, de le piller, de le fêter en des hommages fidèles, fantaisistes ou plus distanciés. La vision toute personnelle de son « Mépris » par Jean-Luc Godard était déjà pour le moins intéressante et pertinente et reste certainement, à ce jour, un des meilleurs films du réalisateur de la « nouvelle vague », exilé en Suisse. Alberto Moravia est dramatiquement, intrinsèquement un moderne, un contemporain. Rien n’a changé depuis ses années 50.
Ses histoires d’amour, de désamour ou d’incompréhensions entre les sexes sont immortelles.

Toute l’œuvre de Moravia est nourrie par une obsession lancinante, cruelle, diablement indescriptible. Il a guetté pendant des milliers de pages le moment exact et les formes diverses de ce sentiment étrange dans les rapports humains qu’on pourrait appeler « l’indifférence ». Tous ses écrits sont une quête, une recherche à temps perdu ou pas de cette rupture de l’amour passionnelle qui se termine par la haine, l’ennui au ou le mépris

Cédric Kahn en s’inspirant de « L’ennui » du même écrivain italien a eu, il faut le dire, une rudement bonne idée et intuition encore fallait-il de ne pas dénaturer l’essence première de l’œuvre initiale et la moderniser de manière belle et subtile. Pari totalement réussi pour Kahn qui, en chef d’orchestre minimaliste et précis réalise un film fort, intelligent, jubilatoire et malin.

Quelle est l’histoire qui sert de prétexte à une étude des mœurs, des sentiments et des passions des plus fines ? Martin, joué par un Charles Berling d’une justesse rare, professeur de philosophie a l’université, en pleine dépression, rencontre dans des circonstances macabres Cécilia, (Sophie Guillemin exceptionnellement bien dirigée et choisie) à l’origine de la mort d’un vieux peintre de soixante ans. Il va vivre avec cette jeune fille, qui oscille entre pureté et indifférence, une passion sexuelle, charnelle et orageuse et malgré lui prendre la place du vieux peintre. Son ancienne compagne, jouée par une Arielle Dombasle bien fadasse, devient une confidente un peu cruelle et la spectatrice privilégiée de cette passion qui détruit une à une ses certitudes d’intellectuel bourgeois.

Kahn prend des libertés judicieuses avec le livre de Moravia. Ainsi la transposition de l’activité du héros, un peintre raté devenu philosophe, est tout à fait pertinente et justifie encore mieux son appétit d’intellectualisation forcenée et sa logorrhée compulsive. Sa faconde mécanique qui cherche en permanence à résoudre les énigmes de son monde intimiste empli de vacuité.
Autre excellente trouvaille, Cédric Kahn a remplacé le personnage central de la mère par celui de l’ex-femme qui apparaît comme l’anti-thèse de Cécilia. Le rôle en est très atténué mais permet ainsi au réalisateur de faire l’économie de la voix off qui aurait alourdi le récit et de refléter verbalement ce qui fait l’objet de longs soliloques et conjectures drôles, cyniques ou pathétiques dans le roman.

Autre qualité primordiale de l’adaptation sur grand écran, le titre semble aussi mal adapté que pour le roman dans lequel l’ennui fait l’objet de longs développements qui finalement épuisent le lecteur.
"L’ennui" n’est pas un film ennuyeux et celui éprouvé par le héros n’est là en fait que dans sa tête, et est en quelques sortes le résultat d’une démarche volontaire de sa part, ou l’a acceptée, quoiqu’il en dise. La transposition dans le film vers une situation de philosophe en état de dépression rend donc celle-ci plus crédible, plus cohérente.

Et finalement, le personnage qui connaît le mieux l’ennui à son insu est certainement celui de Cécilia "Pense que tu es une secrétaire" lui disait Kahn sur le tournage), dans sa candeur, sa naïveté et son art premier de ne jamais prendre du recul, de ne jamais rien intellectualiser !
Le film aurait tout aussi bien pu se nommer « La paresse » avec une parenthèse implicite qui impliquerait un lien étroit avec le cerveau en action sensitive.

« L’ennui », film de Cédric Kahn, 1999, disponible en DVD avec Charles Berling, Sophie Guillemin, Arielle Dombasle, Rob Kramer, Alice Grey, Maurice Antoni.

« L’ennui », film de Cédric Kahn, 1999, disponible en DVD avec Charles Berling, Sophie Guillemin, Arielle Dombasle, Rob Kramer, Alice Grey, Maurice Antoni.