C’est quoi, la Vraie Écriture ?

C'est quoi, la Vraie Écriture ?

« C’est très intéressant, mais quand allez-vous enfin écrire pour de vrai ? »
Les réactions sont assez variées quand j’annonce que je suis écrivain culinaire, mais elles gravitent autour de deux axes. D’une part on m’envie certains privilèges gustatifs (bien réels, quoique plus occasionnels qu’on ne le pense et que je ne le souhaiterais) et d’autre part on aborde un grave sujet : celui de l’écriture.

On m’a fait savoir assez souvent que, dégustations mises à part (et même, dans les yeux de certains, je lis que les dégustations n’arrangent pas mon cas), tout cela n’est pas très sérieux. C’est de l’utilitaire, du ménager, du pratique. De l’alimentaire (ha ha, très drôle, d’ailleurs ça se discute mais je n’entrerai pas dans ce sujet). Ce n’est pas de la Vraie® Écriture™.

Mais c’est quoi, la vraie écriture ? Virginie Despentes, peut-être.

Je pourrais disserter sur l’écriture pendant des heures, bien que je n’aie pas d’opinion très arrêtée sur ce qu’elle est en général. Je peux juste vous dire au cas par cas lesquelles j’aime et lesquelles je n’aime pas. Partant de là, quand je suis d’humeur combative (c’est-à-dire quand couine le caractère de cochon qui sommeille en moi), je peux m’exclamer, devant un texte : « Ce n’est pas de l’écriture ! » En général cette affirmation n’est pas très bien reçue. Et puis c’est un texte, donc c’est de l’écriture, non ? Mais les Knackis Herta, ce sont des saucisses peut-être, mais ce n’est pas de la charcuterie.

Au fait, est-ce qu’on lui demande, des fois, à Virginie Despentes, si elle fait de la Vraie Écriture ? Je parie que non, jamais.

« Alors tu fais quoi ? Tu écris des recettes ? »

« Oui, mais aussi j’écris sur la cuisine. Sur les produits, sur les cuisiniers, sur les restaurants, sur les usages culinaires et ménagers. »

Vous avez noté le « oui, mais ? » Pourquoi éprouvé-je si souvent le besoin de ce « oui, mais » ?

Parce que les recettes, ce doit être écrit. Terriblement écrit. Précisément, scrupuleusement écrit. Comme pour la rédaction d’une incantation kabbalistique, rien n’y doit être laissé au hasard. On dispose d’une marge de manœuvre très étroite. Ça ressemble, tenez, à de la poésie japonaise, à un haiku, 5-7-5, ou à un tanka, 5-7-7-5. Temps de préparation, temps de repos, temps de cuisson, temps de réfrigération. La liste d’ingrédients n’est jamais rédigée dans n’importe quel ordre. Les abréviations de mesure : savoir lesquelles. Cuillerées à soupe ou centilitres ? On est obligé de penser au lecteur, aux gestes du lecteur. Les centilitres ne font pas volontiers partie de sa vie quotidienne. Liste d’ingrédients honnête (tous les éléments avant transformation, ce qui implique un texte de recette plus long), ou ou liste d’ingrédients qui triche (ingrédients déjà prêts à l’emploi) ? On ne rédige pas le même genre de recette selon qu’on choisit d’écrire « six pommes de terre » ou « six pommes de terre charlotte pelées, lavées et taillées en rondelles de 5 mm ». Dans le second cas, on triche deux fois : on n’inclut pas les opérations susnommées dans le temps de préparation, ce que l’on devrait pourtant faire, et on gagne de la place pour le texte de la recette. Ce sont là les tricheries les plus courantes, et aussi les plus bénignes, de l’écriture de recettes. Dans la Vraie Écriture, on triche aussi, mais ça se voit moins. Le cadre et les contraintes n’étant pas si nettement définis, les règles ne sont pas si évidentes. On se fait arnaquer sans s’en apercevoir, tout au long de trois cents pages s’il le faut, mais si un livre de cuisine nous arnaque, on le voit tout de suite : recette ratée, infaisable, immangeable, courriers furibards des lecteurs à l’éditeur : soufflé raplapla, purée mastoc, le bar de la recette est un mulet sur la photo. Mais si vous vous faites arnaquer en lisant un roman, vous n’avez que vos yeux pour pleurer, d’autant qu’il y a toujours un public soit très chic, soit très véhément, soit les deux, pour les plus mauvais romans, donc en plus vous êtes isolé. Si l’auteur s’est totalement foutu de votre gueule de cochon de lecteur, s’il vous a servi une patouille de lieux communs redécorés et de poncifs recrépis, s’il vous allume un pétard mouillé, s’il vous instille page après page un sérum totalement synthétique et mutant composé d’éléments simples de bonne grosse putasserie roublarde et de marketing littéraire, vous n’avez aucun recours ; et ce racolage, au lieu de vous laisser révolté, peut vous laisser au contraire impuissant, déboussolé et perplexe. Misanthropie sans réflexion, épate-bourgeois sans profondeur, il peut même tourner la chose en honnête artisan de manière que vous n’y voyiez que du feu. Surtout si les critiques, selon leur usage, se gardent bien de naviguer contre le vent et de cracher dans la soupe. Parce qu’à aucun moment l’auteur ne vous propose de casser des œufs et de voir si ça marche. Eh oui ! la Vraie Écriture ne se teste pas, elle n’a rien de ménager. Ménager, voilà un mot bien embarrassant. C’est la fin de tout. Ménager, ménagères, panier de la ménagère, nous voilà à l’ère des arts ménagers, sur des dalles de plastique bicolore barrées d’une traînée de propreté étincelante sous deux talons aiguilles à l’extrémité de jambes parfaites, très années 50. Si je dis « écriture ménagère », je suis cuite. Écriture culinaire, écriture gourmande, c’est à éviter. Je vais essayer « économie domestique », ça se tient un peu plus solidement et la connotation rétro ne manque pas de séduction. Va donc pour, mais ce ne sera toujours pas de la Vraie Écriture.

En attendant d’accéder (puisqu’on me dit que c’est bien) au littéraire (puisque ce que je fais n’en est pas, me dit-on), j’en profite à fond, pense-t-on. « Quelle veine tu as, quel beau métier, tu dois avoir souvent l’occasion de goûter ! » En effet, mais pourquoi penser à cela tout de suite ? Comme si mon métier ne me donnait que cette satisfaction, comme s’il ne servait qu’à ça. En réalité cette possibilité de goûter est au contraire ce qui sert à mon métier. Oui, je goûte, Dieu merci, c’est très agréable (ce peut aussi être éprouvant), mais Dieu merci aussi parce que c’est indispensable. Il faut savoir sur quoi on écrit, le travail des sens est primordial. Au bout d’un petit temps de pratique, de mystérieuses autoroutes se créent entre sensations gustatives et cerveau, quelque chose d’aussi puissant qu’une faculté poétique, plus fort qu’un simple discernement gustatif, qu’une simple sensualité rédactionnelle. Je mets au défi, à cette occasion, n’importe quel romancier à la mode de me décrire de façon absolument exacte et détaillée les sensations créées par un mas-de-daumas-gassac blanc ou encore par une blanquette de veau correctement préparée. Il s’agit d’une intelligence des papilles poussée à son maximum d’intensité et de rapidité, une intelligence si impérieuse, si autoritaire, qu’elle emporte dans son sillage tous les autres sens - l’odorat bien sûr mais aussi l’ouïe et le toucher, et alors, surprise : le travail d’écriture cesse d’être une aptitude d’esprit, ou du moins il en perd les caractéristiques. Il devient un sens pur, à part entière, une activité totalement sensorielle, instinctive, totalitaire. Le corps entier, dans ses fonctions d’éprouver et de jouir, devient la chose qui écrit. Toutes les parties de l’être s’unissent dans un même mouvement. Après, on est épuisé, tout juste capable de grignoter des chips devant MTV. Vous disiez « Vraie Écriture » ?

Pour écrire sur un chef languedocien et ses restaurants (donc pas de la Vraie Écriture, si vous me suivez), il faut que beaucoup de conditions préalables soient réunies. Un TGV pour traverser la France. Voir le paysage changer, passer de l’austérité vallonnée du Morvan à la tendreté verdoyante de la Bourgogne du Sud piquée de vaches blanches, d’églisettes romanes et d’arbres en boule comme un paysage de train électrique ; les défilés de vignobles, à la hauteur de Cluny, apportent en bouche un souvenir de pouilly-fuissé. Je me souviens, il y avait des amis très chers et la bouteille sortait de la cave. Me revient alors le soleil de ce jour-là et la rugosité des très vieilles planches de chalet qui nous servaient de décor. Quand le Sud arrive, le vrai, les caillasses et les cyprès-crayons de Châteauneuf-du-Pape, le souvenir se fait plus âpre sur la langue. Une fois arrivée, il faut : traverser une garrigue, des vignes, arpenter pieds nus une plage quelle que soit la saison, croquer les asperges de Mauguio, claquer du bec sur un picpoul-de-pinet, s’émouvoir d’une syrah du domaine de Peyre-Rose, rester éblouie d’un bouillon émulsionné à la truffe, d’un calmar a la plancha. Il faut se promener lentement dans les hautes et vieilles rues de Montpellier où court à toute vitesse un vent glacial de novembre, et le lendemain faire face à une éclatante lumière solaire au bord d’un canal de Sète. Même le petit nid de chauves-souris découvert à la clé de voûte d’un vieux prieuré nourrit l’inspiration.

Pour me reposer de cette écriture qui n’est pas la vraie mais qui me coûte tant d’énergie - d’énergie à jouir et à travailler -, je peux me tourner vers la Vraie Écriture, et pour commencer vers la Vraie Lecture. Ce que je considère, moi, comme Vraie Écriture est a priori mis hors jeu. Parce que c’est trop facile. Les écrivains que j’aime, je les déguste avec mes sens, comme un plat, un vin ou une fleur, qu’ils me fassent l’effet d’un yquem (Chesterton), d’un margaux (Bloy), d’un puligny-montrachet (Queneau), d’un tokaji aszu (Romains), d’un palette rouge (Giono) ou d’un vouvray (Duvernois). Je crains bien d’être condamnée, avec ceux-là, à tout laisser passer par mes sens, sous peine de ne pas pouvoir lire. Non, ce que je dois lire, ce dont je dois m’imprégner, c’est ce que l’on me décrit comme Vraie Écriture, celle à laquelle je dois normalement accéder un jour si je me donne quelques coups de pied dans le train afin de me hisser au-dessus de mon si peu honorable utilitaire, domestique, ménager. Ce que les critiques saluent, ce dont leurs auteurs causent à la télé, ce qu’on appelle « un grand roman » à tour de rôle trois fois par saison. En avant, prends-en de la graine, tu vas enfin voir ce qu’écrire veut dire, Sollers a failli en casser son fume-cigarettes entre ses dents, Pacôme Porcin en a fait quinze feuillets. Et qu’est-ce que je trouve ? Du fourrage. Du blabla. Des procédés. Des sentiments faux. Des effets calculés. De la philo de Prisunic, non, même pas de Prisunic, de Direct-Faillites. Des routes tracées. Mes sens commencent à se retourner dans la niche où je les ai envoyés en leur ordonnant de n’en pas sortir, vu que maintenant on ne rigole plus, c’est d’écriture que l’on s’occupe, madame. Pas moyen de les faire tenir tranquilles, tôt ou tard ils s’échapperont et m’imposeront leur présence, leur avis, leur dictature. J’aurais voulu me passer d’eux, faire appel à mon seul intellect, à mon seul jugement littéraire (à mon seul opportunisme aussi ?), tant pis. Je n’y arriverai pas encore cette fois.
Mais une fois que les voilà lâchés, ils ne me disent rien. Rien de rien. Sensomètre plat. Je m’aperçois que, sans leur concours, je n’arrive à rien, mais que s’ils répugnent à m’aider, je n’arrive à rien de mieux. La lecture m’est impossible. Le roman jugé novateur, audacieux et dérangeantpar Le Monde des livres tombe au sol. Un autre roman alors ? Ah, là, ça va mieux, mes sens ont quelque chose à dire. Mais ils n’ont pas de bonne nouvelle à m’annoncer. Pas d’odeur de bon pain, pas de puligny-montrachet, pas même les effluves de marée pourrissante, de lave en refroidissement ou de sueur animale qui peuvent faire de si belles pages. Ils me disent : dégueulis sur dégueulis de la veille sous dégueulis du lendemain. Vieille vinasse, vieux Préfontaines macéré, odeur de pieds pas lavés. Et côté goût, c’est du poulet grandi en vingt-huit jours sous les néons.

J’abandonne, ils sont les plus forts. La sensorialité règne, elle a pris toutes les commandes de mes appréciations. Voyons les choses honnêtement, je n’accéderai sans doute jamais à la Vraie Écriture. Il va falloir que je m’y fasse.