La soupe à la grimace

La soupe à la grimace

Le moins que l’on puisse dire c’est que ça ne gazait pas pour Bruno Farigoule le vendredi 17 décembre 2004. On pouvait même pronostiquer sans risque que ça n’était pas prêt de gazer un jour pour Bruno.

Bruno Farigoule. célibataire de 36 ans affublé d’une grosse tête de cochon se branlait péniblement devant un écran constellé de partouzes, fist fuckings, et autres viandes roses poilues.

Et il fallait se dépêcher car demain samedi : debout 6h30 !

Mis en forme par deux heures trente de transport en commun, dans une ambiance conviviale et surpeuplée, bercé de bonne musique roumaine et des excuses de la RATP pour la gêne occasionnée, Bruno retrouverait, en sueur, à 9h30 son patron au bar de la mairie.

Coutumièrement Christophe Le-Brénas l’accueillerait d’un "alors chef ça gaze ?"
Et d’une façon tout aussi coutumière Bruno se risquerait à un bien conventionnel "comme un samedi !"

Même si secrètement il se jugeait de la trempe d’un grand homme encore odieusement ignoré par les médias, Bruno n’en était pas moins intimidé par ce grand type barraqué au visage de vainqueur que constituait Christophe Le-Brénas.

A 36 ans, lui et Christophe avaient eu un parcours très différent.

Christophe avait tout réussi.

Bruno avait tout raté.

Christophe était beau, sociable et énergique.

Bruno était moche (même s’il avait mis 30 ans à l’admettre, abusé par la conviction d’un manque de photogénie), gêné, et incapable de tenir une chambre propre.

Christophe Le-Brenas était à la tête d’une petite entreprise prospérante
de conseil en gestion de masse salariale : "PLUS consulting".

Bruno exercait le nouveau métier d’"échantillon" : c’est à dire échantillon de démonstration d’employé modèle, payé au lance-pierre et prêt à tout accepter pour une petite tape amicale du boss, bref l’anti-fonctionnaire, le salarié rentable, l’esclavage facile et conventionné en trois leçons !

Christophe était marié à une belle blonde bandante de 32 ans : Véronique.

Une fois elle avait dit à Bruno " Eh Bruno faut venir me voir à Fontenay !"

Et Bruno en avait éjaculé dans sa culotte.

Et dans le jardin d’une superbe propriété à Fontenay-aux-roses gambadaient innocemment deux petits blondinets : Kévin et Richard : fruits de super nuits de baise entre Véronique et Christophe.

Pourtant ce vendredi 16 décembre Bruno ne retrouverait pas son patron au bar de la mairie et le moins que l’on puisse dire, c’est que Kevin et Richard ne gambaderaient pas.

Même pas sûr que leurs petits yeux horrifiés exprimeraient un quelconque désir de gambader.

L’envie de survivre conviendrait mieux.

L’envie de rester vivant plus exactement ou du moins de sortir vivants du grand chaudron d’eau chaude où Bruno les aurait plongés.

Car c’est décidé, mûrement réfléchi, Bruno ne va pas se suicider. Il va faire de la soupe avec les enfants de Christophe Le-Brenas : La Soupe Plus !

Il va les faire cuire lentement en s’écoutant un bon Deep Purple jusqu’à ce qu’ils deviennent tout mous et qu’ils donnent du goût au bouillon, puis, avec un couteau à huîtres, il va leur enlever les yeux.

Les yeux flotteront, hagards sur cette minestrone géante et enfin il aura la paix Bruno, enfin il sera en accord avec lui-même.

Ah, la tête qu’il va faire le Christophe quand il va recevoir les deux bocaux de "soupe plus" avec le petit carton joint : Excellente année 2005 et bon appétit ! Bruno.