« Au-delà du rock » teuton des années 70 !

« Au-delà du rock » teuton des années 70 !

Eric Deshayes, l’auteur du livre vous narre l’histoire de groupes allemands novateurs, apparentés à la vague planante électronique, aux confins des musiques improvisées issues du free jazz, qui ont révolutionné les paysages musicaux des années 70. Il s’intéresse aussi aux labels et producteurs qui ont diffusé et infusé ces musiques. En ces temps révolus où une certaine idée du rock outre Rhin pactisait dans sa diversité à créer un nouvel univers musical hors les normes en vigueur. A écouter ou à découvrir, histoire de s’en imprégner entre les pages de cet ouvrage d’Eric Deshayes, un sage érudit partageur, les esgourdes toujours alertes vivantes et cultivées et surtout sans œillères pour notre plus grand bonheur.

Si je vous dis Kraftverk, Can, Tangerine Dream, Klaus Schulze, Faust, Neu, Ash Ra Tempel, Amon Düül, Popol Vuh… Certes, même si pour paraphraser Charles Aznavour : « Je vous parle d’un temps / Que les moins de vingt ans /
Ne peuvent pas connaître » (in la Bohème). D’autant plus, que ce n’est pas trop la peine de donner de la voix à « la vague planante, électronique et expérimentale des années soixante-dix », pour reprendre le sous-titre de l’ouvrage qui nous intéresse. Aussi, les mots propres de son auteur dans son avant-propos nous éclairent. « Le format couplets / refrain est abandonné. Lorsque le chant est employé, assez rarement, il est anglophone, parfois germanophone, et réduit à quelques mots utilisés pour leur musicalité ». (p.10)

Il n’empêche, de tous ces groupes allemands des années 70 et pour toucher les plus jeunes, s’en sont librement inspirés : Bowie, Brian Eno à travers le new age, la new wawe, l’électro pop, l’électro funk aux relents de Sonic Youth, U2, Radiohead, Twin… Comme ça pas de jaloux et encore moins de guéguerre intergénérationnelle.
D’autant plus qu’Eric Deshayes, l’auteur de ce présent ouvrage connait son sujet au diapason. Déjà, en tant que rédacteur du webzine Néosphères. De plus, il a déjà navigué à l’oreille entre les biographies de Krafwerk et de Can et a déjà commis « L’Underground musical en France », aux éditions le mot et le reste.

Paperhouse - Can (1971)

En plus, il n’est pas du genre superficiel. Il nous conte les décennies qui ont précédé et apporté cette nouvelle vague musicale, unique en son genre. Puis, il nous plonge dans pas moins 41 musiciens et groupes. Enchaîne sur les producteurs-managers, les labels et enfin, les héritiers, descendance directe et cousins germains, sans oublier une bibliographie très fournie pour un pavé de plus 420 pages. Qui dit mieux ?
Tout tout tout vous saurez tout sur le rock expérimental allemand. Et encore, bonjour la difficulté de qualifier ces ziziques qui s’inspirent des accents psychédéliques et contestataires des années 60 pour aboutir à la déferlante électronique, planante des années 70.
Cette épopée aurait pu se fondre et se dissoudre dans la musique contemporaine des années 50, autour de la figure de proue de Stockhausen en s’inspirant du sérialisme de ses ainés (Arnold Schönberg, Anton Webern et Alban Berg). Une musique élaborée selon un schéma mathématique qui ne laissait aucune place à l’improvisation et encore moins à l’imagination. Ouf ouf la touffe, on l’a échappé belle !
Les années 60 apportent la fougue du rock venu d’Angleterre.

Les jeunes Rolling Stones jouèrent le 15 septembre 1965 au Waldbühne de Berlin et le concert s’acheva au bout de 25 minutes à peine. Du fait d’une baston géante entre la foule et les flics.
Les années 1968 offrirent un tournant majeur où la politique et l’artistique s’accordèrent parfaitement à donner naissance aux premières formations allemandes. Au travers de communautés se formèrent des groupes, idem les universités ont été le vivier de musiciens en herbe qui voulaient en découdre avec leur époque. L’imagination au pouvoir n’est pas un vain mot. A Munich, entre liberté sexuelle, communautarisme et usage des drogues psychédéliques, Amon Düül s’éclatait en improvisations. A Cologne, deux élèves de Stockhausen en les personnes d’Irmin Schmidt et Holger Czukay, qui étaient pourtant promis à un avenir radieux au sein de la musique dite savante, se sabordèrent consciemment pour créer Can. Le swing était considéré alors pour eux comme un appel à prendre le large et larguer les amarres. A Berlin, c’est Edgar Froese étudiant en art qui va fonder Tangerine Dream. En 1969, Ralf Hütter et Florian Schneider se cherchaient dans la musique électronique contemporaine et se trouvèrent dans Krafkwerk, qui va ébaucher des cadences infernales aux rythmes des machines pour que la centrale électrique (traduction en français du nom du groupe) carbure à plein régime. Tous les azimuts sont visés par cette déferlante musicale hors normes dans toute l’Allemagne de l’Ouest. Les années 1972 / 1974 leur offrirent un écho favorable hors des frontières teutonnes dans des articles de revues, autant en France qu’en Angleterre. Le label indépendant Virgin sentit le filon et déclama sa fougue envers le groupe Faust, véritable électron libre à l’orée des collages sonores dadaïstes. « C’est sur Virgin que paraissent les albums de Faust, Faust Tapes et IV en 1973. Sur IV est tiré « Krautrock » et présenté sous une forme quasi parodique l’archétype du genre, des rythmiques répétitives, lancinantes, comme une interminable mélopée menant à la transe. Mais il ne faut pas se faire d’illusion, Virgin l’indépendant lâche Faust en 1975, refusant de sortir leur cinquième album après l’échec (commercial) de IV ». (p. 33)

Les français n’avaient pas tout compris au début de ce que pouvait recéler comme pépites cette éclosion musicale venue d’outre Rhin. Ils l’ont taxée de Krautrock ou de rock choucroute, selon une vue de l’esprit assez étriquée que n’aurait pas renié Super Dupont. Ce qui a fait rager moult de ces musiciens dont Jaki Lieberzeit qui en 2011 tonnait ferme contre cette qualification burlesque : « Franchement, si vous pouviez arrêter de me parler de choucroute, vous feriez un plaisir fou ». (p. 42) A croire que les allemands n’ont pas la même forme d’humour que les bérets, la baguette de pain sous le bras.
Mais alors pour aller vite, qu’est ce qui a tué le rock planant inclassable allemand ? Ecoutez la voix qui vous explique tout !

« Le succès médiatique des Punks réussit à éclipser la musique sophistiquée allemande. De nombreux groupes se séparent ou se mettent en veille. Amon Düül II raccroche les gants en 1978. Guru Guru et dissous en 1979. Can sort un album tout simplement intitulé « Can » en 1979. En surinterprétant les mots, leur titre « All Gates Open » exprime comme un sentiment mitigé. Can est satisfait d’avoir ouvert toutes les portes, celles qui ont permis au rock de prendre de nouvelles formes ». (p. 39)

Fuck les Punks et son dénigrement massif à grande échelle de décibels contre le rock progressif qui a réinventé la musique. Toute cette faune musicale éclectique allemande et si inventive peut en effet être fière de sa contribution en ébullition, à l’épopée de la musique dans tous ses états. Elle représente à tout jamais une source d’inspiration intarissable.

Faust - BBC Sessions + (Full Album)

Un grand merci à Eric Deshayes l’auteur érudit de nous avoir fait partager son amour d’un « Au-delà du rock » qui donne le titre à son ouvrage très riche, documenté et très bien écrit. Franchement il m’a redonné envie d’écouter toutes ces musiques d’un autrefois assez récent. Elles gardent leur inventivité dans ses sonorités d’un rock psychédélique puissant, avec ses pionniers du synthétiseur au cœur de la création musicale. Digne des improvisations du free jazz. Elles ont su chercher, trouver et pulser des sons par-delà les frontières du bien et le mal si cher à Nietzche.
Surtout, soyez curieux et ne boudez pas votre plaisir de vous replonger dans cette époque charnière à la colle avec les recherches musicales hors les normes habituelles du rock, aux confins du jazz improvisé et les sonorités inédites. D’autant, O joie, pour ainsi dire tous les disques vinyles dont il cause, ont refait surface et se sont mués en CD.

Comme quoi, il n’existe aucune vérité, aucune certitude sertie en termes musicaux. Elles sont toutes bonnes à écouter, du moment qu’on s’y intéresse et qu’on y creuse un sillon de connaissances à partager. Comme Eric Deshayes s’emploie à saisir attentivement, analyser avec talent ces musiques à la marge, ouvrages après ouvrages. Pour notre plus complète félicité de le lire et d’avoir aussi envie de découvrir des nouveaux sons, mêmes anciens, car si modernes et novateurs. Même et surtout de nos jours si moroses et si ternes.

Eric Deshayes : Au-delà du rock, la vague planante, électronique et expérimentale allemande des années soixante-dix, ed Le Mot et le Reste, 426 pages, juin 2021, 26 euros