Cinéma : L’homme d’argile de Anaïs Tellenne
C’est un premier long métrage qui enchante, fait rêver et poétise la vie comme dans un conte, mais c’est surtout un film de Cinéma à part entière, bien pensé, bien écrit, bien joué, bien mis en musique, et tout à fait brillant dans sa construction, son écriture, sa mise en scène(s), sa dramaturgie et son montage.
Un film d’auteur(e) populaire et intello à la fois, grand public et fait pour le cinéphile le plus exigeant. Pour un coup d’essai, c’est un coup de maître(sse) de la part d’une réalisatrice trentenaire décidément très prometteuse et originale qui nous offre une fiction étonnante, fascinante et forcément dérangeante au coeur même de la création.
Anaïs Tellenne qui connait Raphaël Thiery depuis 8 ans lui a offert le film de sa vie, un film à sa mesure et à sa démesure, un film généreux et intelligent, un film sculpté sur son corps « enaurme » et magnifique à la fois, un film sur sa gueule, différente, un film avec un acteur-personnage borgne regardé avec un oeil qui le sublime, le magnifie. Un film pertinent sur le fond et la forme, un film qui marque durablement. Un film qui hante, et ne fait jamais déchanter car il tient toutes ses promesses.
Ca commence comme une séquence de l’émission belge Strip tease et ça finit dans une sorte de Palais Tokyo pour bobos parisiens. Entre les deux, c’est étonnant, décalé, cru, brut, audacieux, gonflé, touchant, tordant, pittoresque, drôle, émouvant, expérimental, simple, profond, jubilatoire et très très inventif et maîtrisé.
Dans un Château du Morvan, une héritière paumée et dépressive, papesse de l’art contemporain et mix d’Orlan, Sophie Calle et Annette Messager réunies, tombe sur l’étrange mais charismatique gardien du château de son oncle et en bonne sangsue creative elle va s’amouracher de l’image de ce modèle du terroir, fort comme un bucheron et cabossé par une vie de rudesse, exclu dans sa différence et censuré dans l’oeuf par une mère castratrice.
Deux mondes qui ne devraient jamais se rencontrer, fusionnent et « passionnent » de concert sur un air entêtant de Cornemuse.
Un huis clos champêtre et frais qui dépoussière plusieurs mythes anciens et offre au spectateur quantité d’interprétations ou de compréhensions. Nous sommes entre le rêve et la réalité, dans un univers fantasque, fantastique jamais explicative ni démonstratif. La réalisatrice nous laisse libre de nos lectures du film.
Tout fonctionne, tous les choix sont judicieux, les parties terroirs, les moments très bande dessinée, les séquences parodiques, les séquences d’amour, les instants sensuels, les rêveries poétiques et les silences. Ce joyeux champ référentiel très large qui va des années 80 à aujourd’hui et multiplie les supports entre le cinéma, le théâtre, la radio, la bd, la poésie et les contes pour enfants à la Bruno Bettelheim fait mouche et forme un film très fluide, très immédiat , très efficace qui touche très vite le coeur et l’âme.
C’est un film organique fait de chair et terre, qui fait la part belle aux acteurs ; Raphael Thiery excelle dans ce personnage sensible, rêveur, honnête, doux, puissant et léger à la fois. Son corps lourd n’empêche pas une grande finesse de jeu, son corps devient l’outil magnifique du propos, il est beau, harmonieux et finit par fasciner Garance comme le spectateur, on assiste à sa métamorphose, celle d’un objet pensant et sans incarnation à un objet d’art admirable et esthétique.
Garance c’est Emmanuelle Devos, au sommet de son art, sa beauté élégante et énigmatique, sa diction, sa voix, son beau corps galbé et ultra féminin. Elle est la belle moderne, ultra sensible et barrée comme une artiste à la mode. Elle fait penser à Arletty parfois même si elle est inimitable. Emmanuelle Devos crève l’écran, donne une densité, une vérité et une justesse impressionnante à cette Garance qui tire terriblement bien son épingle du jeu dans ce film.
N’oublions pas Mireille Pitot et Marie-Christine Ory à la fois la mère de Raphael et la Postière qui font deux compositions époustouflantes dans ce film. Toutes deux sont vraiment épatante dans ce film à part duquel on ressort plein d’émotions, nourri de quelque chose de rare, unique et précieux comme on désespérait de voir au cinéma ces derniers temps.
Amaury Chabauty a quant à lui fait une musique d’une immense force et beauté avec une grande sensibilité et une bonne distance/proximité qui permet de lier tous les talents du film en une sauce artistique aux petits oignons.
Un homme d’argile à aller voir absolument. Poétique, brut de décoffrage, romantique, malin et incroyablement inspiré comme une grande première oeuvre d’Art.
Un film qui deviendra certainement culte dans quelques années. Pour moi il l’est déjà.
L’homme d’argile, de Anaïs Tellenne avec Raphael Thiery et Emmanuelle Devos. Actuellement en salles.