« Ernesto » ou la ballade d’un républicain espagnol sur le seuil de sa mémoire !

« Ernesto » ou la ballade d'un républicain espagnol sur le seuil de sa mémoire !

Ernesto de Marion Duclos nous narre un personnage taciturne et replié sur lui-même, qui lors d’un déclic dans une petite voiture jaune va recouvrer la mémoire enfouie de ses combats pour la République espagnole entre 1936 et 1939. Etre réfugié en France ça n’a jamais été une sinécure. On garde ses cicatrices au chaud. Marion Duclos, avec son trait fin habituel nous révèle une existence en partance entre deux mondes, celui du présent et celui du passé pas dépassé de son héros. Lequel des deux aura raison d’Ernesto ?

Sosso la sorcière qui une nouvelle fois m’accompagne pour le visuel a encore les oreilles qui lui sifflent lors du bombardement de Guernica qu’elle a perçu dans l’album de Bruno Loth : http://www.lemague.net/dyn/spip.php?article9695
En revanche le papi Ernesto de Marion Duclos lui plait. Son silence repose ses esgourdes sensibles et puis son chemin sur les routes qui le conduit de Tours vers Bordeaux l’a rassure. Elle, qui a volé dans les airs de toute la région girondine, n’est pas trop perdue. Pour une fois qu’elle ne veut pas me transformer en crotte de nez, sous prétexte qu’une BD ne lui revient pas !


Il existe moult façons d’évoquer la mémoire des vaincus. Michel Ragon l’a illustrée du point de vue anarchiste. D’autres encore très dissemblables ont réécrit l’histoire à leur avantage et ont revisité les faits d’armes de leur seul point de vue. Beaucoup de survivants de la guerre d’Espagne se sont terrés dans le silence lors de leur venue catastrophique en France. Ils ont dû rendre les armes sitôt la frontière des Pyrénées franchie et ont été parqués au sein des premiers camps de concentration dans des conditions de vie inhumaine et souvent séparés de leur famille.
Dans l’introduction à Ernesto, l’historienne Geneviève Dreyfus-Armand décrit le désarroi dans lequel ont été jetés en pâture les combattants républicains en France.
« La démarche d’Ernesto est emblématique de celle d’un grand nombre d’exilés espagnols. Tellement traumatisés par la défaite de la République et la nécessité de quitter leur pays à jamais – en laissant derrière eux des parents, voire des femmes et des enfants, ceux-là ont enfermé en eux ces souvenirs de guerre, de mort, d’exode et de misère. Ils ne parlent pas ».
Ce retour à la mémoire vive pour combler l’amnésie due à la douleur des cicatrices jamais tout à fait refermées, nous la devons à ces combattant(e)s qui avaient conscience d’être le rempart au fascisme. Celui qui voulait régner et s’installer en Espagne mais dont le bruit des bottes retentissait ailleurs aussi déjà en Italie et en Allemagne.
Geneviève Dreyfus-Armand conclut son introduction d’Ernesto par ses mots qui retentissent de sens et nous reviennent dans la gorge comme un boomerang.
« Cette mémoire retrouvée, de part et d’autres des Pyrénées, témoigne de plaies restées à vif. Elle s’inscrit dans une longue histoire de combats humanistes, mais aussi dans le présent pour éclairer l’histoire en train de se faire ».
J’avais adoré le premier opus de Marion Duclos et son « Victor et Clint » un brin déjanté contant les pérégrinations d’un gamin se prenant pour un cow-boy pour échapper à son quotidien terne, à l’école ou en famille.
http://www.lemague.net/dyn/spip.php?article9748
Son trait léger et sans bavure s’illustre à nouveau à la perfection, pour évoquer cette fois Ernesto, un vieux monsieur digne et octogénaire qui est resté républicain espagnol dans l’âme et les tripes. Même si son accent peut trahir ses origines. Pour le reste il se mure dans le silence de ses origines. Taciturne, son sale caractère en bandoulière, il marque le tempo de ses pas avec sa canne pour damner le pion à ses rhumatismes qui le submergent.
Marion Duclos avec son esprit éclairé aurait pu prendre le pari militant et nostalgique d’évoquer la guerre d’Espagne en dressant l’étendard des forces en présence qui se sont combattues au sein même des forces Républicaines. A la façon d’un Ken Loach et son sublime « Land and freedom ».

Il n’en n’est rien. Avec la grande finesse qui la caractérise, Marion Duclos rappellera les dissensions entre les frangines et frangins de lutte. Par les touches légères de son graphisme épuré et si coloré, à travers certains dialogues explosifs entre anciens républicains espagnols, lorsque le périple dans la petite voiture jaune de son ami Thomas aura conduit Ernesto à lever le verre et enfin s’épancher sur leur passé.

Ce n’est pas qu’Ernesto s’ennuie dans sa vie au jour le jour. Il est bien entouré par sa famille composée sur plusieurs générations. Il est le patriarche. Et quand la petite est partie à l’école, sa fille en classe devant ses élèves, le calme règne enfin. Il peut cloper sa première tige tranquille et s’en jeter un godet au troquet du coin avec son vieil ami Thomas via sa petite auto jaune. Et puis soudain c’est le coup de pompe. Splasch, il s’étale et se retrouve à l’hosto. Et c’est le déclic. Des images de son cher passé de l’autre côté des Pyrénées défilent sous ses yeux ébaubis. Comme un appel au large d’un retour aux sources. Franco est mort maintenant depuis bien longtemps !
Adios Tours et sur la route…..
Seulement la petite voiture jaune en compagnie de son ami Thomas a aussi quelques soucis de santé et c’est la panne. Recueillis dans son camion par un fils de républicain, tous les trois répètent l’histoire de l’Espagne à deux générations d’écart dans un élan fraternel. A la remorque, Ernesto franchit le pont d’Aquitaine de Bordeaux, direction le quartier des Capucins et le marché où leur sauveur vend ses saveurs. Et, de fil en aiguille, dans un resto espagnol où l’on parle la langue du pays, Ernesto gomme sa tronche de cake et refleurit son sourire d’antan. Autour d’un bon repas comme là-bas, dont les bouquets nous soulèvent des envies de rejoindre la petite bande à table. Où toutes les tendances confondues du camp républicain, des anarchistes, trotskistes, aux communistes, refont le monde d’antan. On apprend même que le 18 juillet 1936, Ernesto était officier de l’armée républicaine. Souvenirs souvenirs… Par la voix d’Ernesto : « Souvenez-vous comment c’était la bataille de L’Ebre, c’était terrible. C’était plein de bombes partout, plein de poussière. Ca n’arrêtait pas… C’était comme s’ils voulaient nous exterminer : anarchistes, communistes, socialistes. Tous jusqu’au dernier ». (page 93)
Hôte de Paula, une femme de son époque, il parvient même à lui confier : « J’ai une fille Paola et une petite fille, Isabelle : toutes deux institutrices » (page 101). On apprend aussi qu’arrière-grand-père, sa femme lui manque énormément même si son arrière-petite-fille Lucia qu’il adore lui ressemble sensiblement. Il l’appelle « mon petit singe ». Foi de Singette athée, je craque mon salaud !
Tout ce petit monde joyeux se rend en route pour la cabane au bord de la plage. On se croirait lors de l’exode des premiers congés payés de 1936 !
Marion Duclos excelle dans la représentation de ces moments très forts d’échanges amicaux et fraternels. Par son don de coloriste, elle rend les situations si vivantes à travers les échanges de tendresse autour d’une paella du tonnerre et la sarabande de toute la bande intergénérationnelle.
Pour aller plus loin, comme lors de toutes les émissions de France Culture sur son site, après des émissions diffusées, une biographie et des liens ouvrant sur le sujet traité sont proposés.
Deux universitaires, Cindy Coignard et Marielle Maugendre s’y collent à la fin de l’ouvrage de Marion Duclos. Elles nous éclairent sur la Retirada, l’exil des républicains espagnols de 1939. Avec l’exode, l’accueil mitigé en France, les camps d’internement en guise de bienvenue et le rôle des réfugiés espagnols durant la seconde guerre mondiale….
Quelles en soient remerciées, leurs analyses complètent la BD et donnent un regain de réalité.

J’ai connu de vieux anarchistes espagnols de la CNT (syndicat de la confédération national du travail) qui avaient combattu en Espagne contre le fascisme et furent parmi les premiers à libérer Paris dans la colonne Durutti de la 2e division blindée du général Leclerc.
Ils avaient tout mis dans leur espoir de vaincre Hitler et de continuer le combat. Ensuite, ce fut la débine du moral en larmes où ils s’appliquaient la formule de Léo Ferré : « le désespoir est la forme suprême de la critique ».
Je retrouve en eux un peu du personnage d’Ernesto, qui pétaient des flammes au contact de ses compagnes et compagnons de lutte. Elles et eux les derniers survivants de la révolution espagnole formaient un rempart au fascisme en Europe.
Ernesto, par la légèreté des traits du cœur que lui imprime Marion Duclos, donne du culot à ses vrais/faux héros si attachants. Qu’elle soit remerciée pour cette œuvre de mémoire sans pathos, qui nous permet de ne pas oublier celles et ceux à qui nous devons d’être toujours debout. Le sourire aux lèvres malgré tous les déboires de l’histoire de la péninsule ibérique qui nous damne la chique.
A la fois œuvre de fiction et œuvre historique, Ernesto est une BD à mettre entre toutes les mains de toutes les générations confondues. Elle nous réjouit le moral et sa lecture nous procure un plaisir fou non feint et enthousiaste.

Marion Duclos sera présente lors des prochaines Estivales de la BD à Monta, les 21 et 22 juillet 2019

Marion Duclos : Marion Duclos, éditions Casterman, 2017, 157 pages, 20 euros

Visuels Copyright Ernesto © Editions Casterman / Marion Duclos