Rome est magnifique, mais Paris c’est autre chose.
Paris m’appelle, je sens que je dois vivre à Paris.
Rome, je dois te quitter, mais pour l’instant je reste.
Je fais de la figuration à Cinecittà pour gagner quelques sous.
On n’est plus dans la période d’or de Cinecittà où les figurants travaillaient tous les jours dans des péplums et des westerns spaghettis.
Pour les figurants, c’est dur. Il y a très peu de films qui sont tournés. C’est dans ce contexte difficile, que je débarque à Rome à la fin de 1983. Je partage un appartement avec des étudiants et des mecs qui travaillent dans les trains de nuits et qui sont là seulement quelques jours par mois.
L’hiver a été très dur. Dans cet appartement, il faisait tellement froid que la nuit je dormais tout habillé, avec le manteau et même les chaussures, et je me couvrais avec 4 ou cinq couvertures.
J’ai fait de la figuration dans quelques films italiens et même dans un film américain, mais en effet dans le film américain, j’ai été payé, ainsi que des dizaines d’autres figurants, pour ne rien faire, car ce jour là on n’a pas tourné.
C’était le film "Le roi David" avec Richard Gere,
Ils ne m’ont jamais rappelé pour tourner dans ce film, mais pour cette journée de travail où aucune scène n’a été tournée, j’ai touché pas mal d’argent car les américains payent mieux que les italiens, et ils ont tellement d’argent qu’ils n’en ont rien à foutre de payer des figurants pour ne rien faire. Probablement ce jour là, Richard Gere n’avait pas envie de tourner. Il a dû partir se balader dans les rues de Rome, et nous les figurants, on l’a attendu du matin jusqu’au soir.
Et puis un jour, Jean Yanne débarque à Cinecittà pour tourner "Liberté, égalité, choucroute".
Dans ce film, je suis un sans-culotte.
Je tourne plein de scènes pendant une quinzaines de jours.
Je vois de près Michel Serrault, Paul Préboist, Jean Poiret, Gérard Darmon et plein d’autres acteurs.
Je voudrais bien parler avec Michel Serrault, mais je n’ose pas.
Je sympathise avec Paul Préboist, on devient presque amis. Je parle avec lui tous les jours à la cafétéria de Cinecittà.
Je sais que dans le film on ne va pas me reconnaître, car je ne suis qu’un sans-culotte parmi tant d’autres. On est tous pareils et l’on nous voit de loin.
Un jour, on tourne une scène dans un décor qui est censé être le café "Le Procope" à Paris (quartier Odéon).
Dans la scène, je suis à côté d’un flipper.
Un flipper dans une scène qui est supposée se passer à l’époque de la Révolution française ?
Il est bizarre ce Jean Yanne.
Un autre jour, on tourne une scène avec des centaines de figurants.
Jean Yanne est assis sur une chaise comme celles où s’assoient les juges de tennis.
Il a devant lui presque un millier de figurants.
Tout d’un coup, il crie :
 Mais, c’est qui ce connard avec les lunettes ?
C’était moi.
Il a voulu que j’enlève mes lunettes de vue.
Dans son film sur la Révolution française, il y avait la place pour un flipper, mais pas pour mes lunettes.

Le film est sorti en France le 30 avril 1985, cinq jours après mon anniversaire.
J’étais à Rome, je n’ai pas pu le voir.
Quelques mois après, je suis venu vivre à Paris pour toujours.
J’ai loué une chambre de bonne à Montparnasse.
Paul Préboist m’avait donné son adresse à Paris.
Je suis allé sonner à sa porte.
C’est son frère qui m’avait ouvert.
Il n’était pas sympa le frère de Paul Préboist.
 Mon frère donne son adresse à n’importe qui.
Non, il n’était pas sympa du tout le frère de Paul Préboist.
Mon cher Paul Préboist, c’est à cause de ton frère si l’on s’est jamais revus tout les deux.
On aurait pu aller boire plein de pots dans les cafés parisiens, en se souvenant de la cafétéria de Cinecittà.
Je t’ai revu à la télé dans les émissions de Patrick Sébastien, et j’ai toujours pensé à toi comme on pense à un ami.
J’ai pleuré le jour de ta mort, j’ai pleuré comme on pleure un ami parti pour toujours.

Ces dernières années, j’ai cherché sur You Tube et Dailymotion la version complète du film, mais je n’ai trouvé que des extraits où l’on ne me voit pas.
Hier, le 9 octobre 2018, est mort Venantino Venantini, le dernier des "tontons flingueurs".
Comme il jouait aussi dans le film "Liberté, égalité, choucroute", j’ai eu envie de chercher à nouveau sur Internet, une version complète du film.
Et je l’ai trouvée sur un site de vidéos dont je n’avais jamais entendu parler.
Le film a été mis en ligne il y a trois semaines, et il y a eu seulement deux clics sur le lien.
Je clique, et au bout de 21 minutes et 24 secondes je me vois.
Au bout de 34 ans, je me vois à côté du flipper.
Dans la scène, il y a Jean Yanne et Venantino Venantini.
J’envoie le lien du film à Frédéric Vignale (réalisateur, photographe)
Frédéric isole la scène où l’on me voit, du reste du film, et il met la vidéo sur sa chaîne You Tube (Be a Media).
Malheureusement, il coupe au montage Venantino Venantini.
Venantino, mort et coupé au montage. Ce n’était pas sa journée.

En 1985, je suis un sans-culotte dans le film "Liberté, égalité, choucroute".
En 2016, la France veut m’expulser.
En 2018, on me donne une Carte de Séjour Européenne.
La France ne pouvait pas expulser un sans-culotte.
En plus, la guillotine a été utilisée pour la première fois un 25 avril, jour de mon anniversaire.
Il ne faut pas déconner.
La France ne pouvait pas m’expulser ! ! !
Liberté, égalité, choucroute pour tous.
C’est ma tournée."

Eduardo Pisani dit Edouardo.

Extrait du film "Liberté, égalité, choucroute" de Jean Yanne : https://www.youtube.com/watch?v=dHpY0_F7nUg