Portrait de Nicolas Girard-Michelotti

Portrait de Nicolas Girard-Michelotti

Next (F9) vous propose des portraits de personnalités connues ou inconnues, des poètes ou des vendeurs de boutons, des gauchos ou des gauchers. L’important est de rêver. Chacune des personnalités est contactée personnellement, décide de sa photo à publier et raconte à Patrick Lowie un rêve marquant. Précision d’usage : ce portrait est un portrait onirique, et donc, ce n’est qu’un portrait onirique et imaginé. Par conséquent, l’histoire qu’il raconte n’est pas une histoire vraie.

Je me dis : je n’exclus pas que mon imagination ait travaillé plus que de raison. [1] Je relis Antonio Tabucchi encore et toujours, les jours et les nuits, en Inde ou ici. Tu sais Nicolas, les livres, outre des insomnies, ce sont surtout des voyages. Les insomnies appartiennent à celui qui écrit les livres, les voyages à celui qui les fit, je reconnais la voix d’Antonio. Il m’arrivait de l’appeler lorsqu’il était en Toscane et on se croisait quelque fois à Lisbonne. Disparu en 2012, le revoir provoque en moi un choc ontologique. Il parle avec un jeune homme, au visage creusé, d’une beauté déroutante, les yeux pétillants, la silhouette émaciée, séduisant, compromettant sans doute. Le jeune homme dit à l’écrivain, professeur à l’Université de Sienne, traducteur de Fernando Pessoa : Monsieur Tabucchi, je ressemble à votre Rossignol je suis à la recherche d’une amie dont j’ai perdu la trace. Le vieil homme éreinté, aux faux airs de Marcello Mastroianni dans Pereira prétend, sourit. Le jeune homme poursuit : hiver, apparemment. Soir, lumières des réverbères, tons oranges sur fond noir. J’ai ce double rendez-vous — à 21h — avec mon ami d’enfance le plus cher, le plus ancien, et un « rival », cheveux clairs (peut-être fantasmé mais je ne vois pas d’autre mot), qui alors est aussi mon ami. Le temps passe — 21h30 — et aucun ne vient. Bien sûr ce n’était qu’un rêve. Même pas sûr. La conversation entre les deux hommes est déroutantes. Ne suis-je moi-même que dans un rêve sublimé ? Ce jeune homme me ressemble lorsque j’avais son âge, que je n’ai déjà plus depuis bien longtemps. Ils s’arrêtent, m’observent tous les deux, Antonio me reconnaît enfin : Patrick Lowie ! Toi ici ! Dans cette banlieue onirique ! Viens ici, cher ami, que je t’embrasse comme il se doit ! Je te présente Nicolas Girard-Michelotti, un de mes brillants élèves. Et nous parlions de rêves justement, toi qui est devenu spécialiste en la matière ! Allons boire un verre à trois pour ces retrouvailles miraculeuses. Et si on embellissait les souvenirs ? Ou si on les falsifiait ? Après tout, la mémoire sert à cela.

Nous sommes assis au bord du Tage, à deux pas d’une jolie terrasse, les pieds nus presque dans l’eau, les pantalons retroussés jusqu’aux genoux. Antonio Tabucchi me dit : tu sais, j’ai lu ton roman « Au rythme des déluges », je ne t’ai pas envoyé de petit mot pour te remercier, je savais que nous nous reverrions un jour. J’observe Nicolas qui prend des notes et je lui dis : Nicolas, quel a été votre rêve de cette nuit ? Il dépose son stylo à côté de son carnet aux couleurs bleus Azulejos, observe une magnifique jeune fille blonde assise à l’une des tables du restaurant qui mâche et avale des champignons, des lycoperdons pour être précis, il me fixe dans les yeux enfin et dit : je suis en présence de la personne qui m’obsède aujourd’hui (mot faible : que j’aime, qui est partie), et d’une autre, moins importante, mais qui me préoccupait des années plus tôt : deux visages en un. Je l’embrasse, contre le mur, façon cinéma - comme si je me regardais moi-même ; c’est un petit oui mais c’est un oui qui dit peut-être et semble rouvrir une porte qui avait été claquée.Je regarde la jeune fille aux lycoperdons et je lui dis : c’est elle ? Très vite, il répond : non, non… enfin, je ne crois pas, non. Elle s’endort. Regardez ! Je poursuis : ne le prenez pas mal, Nicolas, vous me faites penser à un acteur français. Personne en particulier, un acteur français ou… oui Jean-Pierre Léaud peut-être. Il relève sa mèche, Antonio ajoute : vous ne dites pas tout à propos de ce rêve. Le jeune homme reprend son stylo, écrit et parle en même temps : Non. Pas du tout. Aie. Contexte : parfois, l’impression qu’il s’agit d’une maison, l’instant d’après, qu’il s’agit d’un café, avec banquettes rouges. Ces foutues banquettes. Une jeune metteuse en scène (qui après les films qu’elle a tourné devrait ne pas l’intéresser plus que ça), petite, brune, sans charisme particulier, l’accompagne, et se comporte comme si elle l’a connaissait, ce qui m’agace. Elle, elle n’a plus qu’un seul visage, le bon, le vrai. De la distance, entre nous, des reproches. Je ne m’intéresse pas assez (à ce projet de théâtre, visiblement). Je n’ai plus l’envie de protester, l’espoir de réparer étant en phase terminale. Rue Strasbourg Saint-Denis ? quelque chose comme ça, proche d’un cinéma ; moi et elle, de loin, elle me/le laisse. Maintenant de près : elle entre dans un bar, je la vois s’en aller à travers la vitre.

Antonio, le sourire en coin et moi, attentif, j’écoute, je suis ses personnages d’un ou de plusieurs rêves, on éclate de rire, non pas par moquerie mais heureux de retrouver cette jeunesse comme si elle pénétrait en nous, comme un frisson, un vent venu d’Almada, une douce gifle qui nous invite à vivre, aimer, croire en nos rêves, reprendre ces forces invisibles, oublier nos petites indécentes maladies, celles qui font vivre. Le jeune homme, d’un coup devenu timide ou moins sûr de lui nous dit : ce que je dis c’est ce qu’il reste, c’est presque rien, mais je suis bouleversé lorsque je me réveille. Dans mes rêves je suis souvent dans un autre monde où j’ai des rendez-vous marquants, des discussions importantes, des succédanés de bonheur. Le réveil est toujours très dur. Une perte de repères (c’est un monde qui s’échappe), une chute aussi. Dans mes nuits, il m’arrive de passer ma vie dans un chalet, nu ou avec un kimono, peu importe, avec une jeune femme vêtue d’un kimono elle aussi, toujours. Parfois, je traverse à vélo une pinède, me rend sur une plage des Landes ; des centaines de gens sont réunis autour de barques : nous prenons les barques et allons sur l’île, en face. Je débarque et monte un long escalier en pierre, qui serpente ; au sommet, le chalet, la nuit rouge. Mais je crois que c’est mon imaginaire diurne qui a remanié tout ça, c’est tout.

La jeune fille suédoise, suceuse de champignons, se lève, mini-jupe jaune au vent, endormie encore, elle traverse et se fait écraser par un camion. Des gens crient, mais on rit, on a tout vu, tout entendu, on s’esclaffe comme dans un film, une comédie noire, comme dans un rêve. La jeune fille est morte, puis se relève, et revient vers nous. Je sors un cigare, je fume comme dans les beaux films, je vide la bouteille de cognac local comme si j’étais un prince déchu. Le Tage déborde, nous avons les corps dans l’eau jusqu’au nombril. Antonio dit : vous savez ce que signifie l’eau dans un rêve mon cher Patrick, je ne vous apprends rien.Une grêle glaciale fouette nos visages, la jeune fille a la psyché encore adolescente. Je ne veux pas mourir sous un saule pleureur et mourir de froid, dit-elle comme un robot émotif japonais. Antonio se lève et crie : et Mapuetos dans tout ça ? Nicolas s’écarte, oublie son carnet trempé de rêves. Vous pensez à quoi ? me dit le jeune homme. Timidement, je m’approche de lui et lui parle de ma rencontre avec Fellini, essentielle, c’est lui qui me parla la première fois de rêves, c’est grâce à lui que nous sommes ici. Antonio intervient : grâce à Pessoa aussi ! Le vent nous emporte tous les quatre, nous survolons des maisons, nous découvrons des structures bleues qui ont la forme de dents cassées, une tour en forme de bouteille de vin, de laquelle aurait coulé de la cire, dans les rues sinueuses de Lisbonne, il y a des foules de jeunes, puis des murs de pierre, on vole, vole, comme une escadrille, on voit voler le visage rose d’une créature de papier, nous fermons les yeux, car nous savons que ces images offertes sont évanescentes, on veut en garder un maximum pour le réveil, pour embellir nos réalités. Antonio Tabucchi chute en criant : Patrick, ce n’est pas facile d’être un héros, un millimètre par ci et tu es un héros, un millimètre par là et tu es un lâche, c’est une affaire de millimètres. [2] Bonne chance ! Il disparaît. La femme-robot a bien été écrasée par un camion. Il ne reste plus que nous deux cher Nicolas, je vous propose de ne plus vous réveiller, d’écrire jusqu’à la fin de vos jours, vos rêves. Vous verrez, vous en ferez des films reconnus. Redonnez du sens au 7ème art. Redonnez-lui sa magie. Bon voyage !

Et le Tage noie Lisbonne.

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