Portrait d’Irene Seghetti

Portrait d'Irene Seghetti

Next (F9) vous propose des portraits de personnalités connues ou inconnues, des poètes ou des vendeurs de boutons, des gauchos ou des gauchers. L’important est de rêver. Chacune des personnalités est contactée personnellement, décide de sa photo à publier et raconte à Patrick Lowie un rêve marquant. Précision d’usage : ce portrait est un portrait onirique, et donc, ce n’est qu’un portrait onirique et imaginé. Par conséquent, l’histoire qu’il raconte n’est pas une histoire vraie.

Cela fait plusieurs nuits que je rêve du champs d’oignon, je me vois dans ce champs puni par le monde insensible pour avoir fait pleurer l’Humanité inutilement, l’orgueil, je me vois éplucher lentement les bulbes qui me collent à la peau, puis je me détache, telle une épluchure. Ce n’est pas simple de raconter un rêve, encore moins de l’interpréter ou espérer d’y trouver une clé. Je me réveille, les larmes aux yeux, à cause des oignons rouges. Je sais que dans la nuit du 11 septembre 2012, j’ai rêvé d’un endroit étrange, sombre, au sommet d’une montagne noire et invisible, troublante, je piétinais les lumières de la ville d’en bas, puis cette entrée dans un monde différent, apaisant, réconfortant, et huit lettres : Mapuetos. Oui, je le sais, les rêves sont souvent inexplicables, trop privés, ce sont de courtes images, des bribes de dialogue, me dit le jeune fille tout de go. Et lorsque je me souviens des rêves, ce sont souvent des rêves de morts, d’escaliers à parcourir dans l’angoisse, de guerres mondiales… de fuites interminables.... oui, c’est surtout ça, des fuites dans un climat de guerre... quand je ferme les yeux, je sais que les probabilités sont grandes de regarder ce bon vieux film un peu angoissant que je connais si bien... Irene Seghetti fait une pause, lève la tête et compte les nuages, puis les redessine.

Dans ce rêve, nous sommes assis à la terrasse d’un café à Florence, face au théâtre Puccini, loin de la cohorte des touristes, ceux qui voyagent pour acheter des souvenirs d’un voyage qu’ils n’ont pas encore fait. Il y a quelques semaines encore, je ne pensais plus revoir Florence, ville qui porterait le voyageur, le soutiendrait à chaque pas et rendrait sa démarche plus légère [1], mais j’avais en moi ce désir radical de ne plus vouloir traverser l’Arno, j’observe les façades, les visages des promeneurs, Florence a l’air fatiguée, la ville bâille, je vois sa glotte qui gonfle. La jeune femme m’écoute avec attention tout en feuilletant les pages de son cahier à rêves comme si elle compulsait un dossier médical. Irene, je vais vous avouer que moi aussi, lorsque je ferme les yeux, et ce, depuis dix ans au moins, je me berce d’images de guerres et de violences. Au début, cela me faisait peur, mais ces images me réconfortent aujourd’hui, me bercent. Je ne sais pas s’il y a un lien, vous savez, tout transforme nos vies, même les absences, les vides, une pluie fine sur le cou, les coups d’un beau-frère violent, c’est la mémoire qui fait de nous ce que nous sommes. La semaine passée, je suis allé chez le coiffeur, après quinze minutes de silence, l’homme qui était en train de me couper les cheveux de travers, m’a lancé : « Vous êtes médecin, n’est-ce pas ? ». Une autre fois, il y a quelques années déjà, j’entre dans une épicerie, un homme s’avance vers moi et me dit : « Docteur Rossi ! On vous attendait. ». Pourquoi m’imagine-t-on médecin ? Hier soir, un jeune homme, les pieds dans la boue, m’a dit que je ne pouvais pas changer de métier. Que ce métier d’écrivain m’habitait. Oui, je lui ai exprimé mes doutes, mes envies de sortir de ce labyrinthe, nous aurions pu faire autre chose, mais nous avons parlé de ce tunnel qui est en moi, en nous. De ces déserts qui assèchent le vacarme de nos doubles sens. Le bout du tunnel, c’est la lumière à nos yeux, écrire c’est comme aimer, il ne faudrait jamais s’attendre à recevoir quelque chose en retour. Pendant que je parle, elle déchire quelques pages de son calepin qui s’envolent, emportés par le vent. Je lui dis : vous savez, dans l’obscurité, on ne voit rien. Nous ne sommes plus dans l’angle. Venez, traversons la route, allons au théâtre.

Un homme, un fantôme, un poète-médecin, un guérisseur, une âme qui rassemble tout ça nous ouvre la porte de l’entrée des artistes, nous prend dans ses bras et nous guide dans les coulisses du théâtre, il se murmure à lui-même : je m’accuse d’avoir écrit des poésies, supplications, injures // Je m’accuse de ne jamais avoir refusé une goutte d’eau à une fleur // Je m’accuse de mes lèvres et du doigt sur elles // Je m’accuse mille fois d’espérances, mille fois de foi, mille fois de la neige et de la pluie // Je m’accuse du vert des prés, du blanc de la lune, du rouge de la passion // Je m’accuse du plaisir de ma peau et sous ma peau ... [2] - Nous ne sommes pas censés jouer dans cette pièce qu’on découvre, cachés derrière la boîte noire. Un homme, le regard méchant, la mâchoire sans finesse, au centre de la scène, des bulbilles sur la tête, épluche des oignons en récitant un texte sur le voyage intérieur. D’un seul coup, le silence s’installe sur scène, les spectateurs s’impatientent, les comédiens ont oublié leur texte. L’un d’eux vient vers moi, je le reconnais, c’est le coiffeur… il nous dit : ce n’est pas de notre faute, dehors c’est la guerre. Irene fait un mouvement…. Je lui dis : ne nous faussez pas compagnie, je vous en supplie. Mais elle ne m’écoute pas. Elle ouvre la porte, une lumière aveuglante anéanti l’atmosphère du théâtre. Dehors c’est le jeu de la guerre. Le café où nous étions est envahi par des milices fascistes. L’armée a envahi la ville. Mais ce n’est qu’un jeu. Rien qu’un jeu. Et en observant la lumière étrange qui a rendu nos visages si blancs, Irene dit : et alors je joue, je me cache, un peu de peur au ventre comme quand on est enfant et on craint de se faire attraper… Et je traverse cette ville qui semble plonger dans le désert, mais c’est un endroit merveilleux, il y a des montagnes, des palmiers, des tunnels, des lacs, mais aussi des ruines, des centres commerciaux, des hôtels avec piscine… Tout à coup, je ne suis plus seule, un groupe d’amis m’accompagne et ensemble on traverse ces paysages, avec une lumière perçante, on marche, on court, et on finit dans un fleuve en remontant le courant. Je me retourne, le théâtre est vide. L’homme qui nous a fait entrer est assis aux premiers rangs. J’entends l’écho de ses applaudissements rebondir et se propager pour annoncer la bonne nouvelle. Des images se projettent sur l’écran de la scène, les images d’un fœtus de sept mois. Il suce son doigt puis il applaudit lui aussi. Je m’approche des premiers rangs. L’homme n’y est plus.

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