Jean Marais par son ami Manuel

Jean Marais par son ami Manuel

Il est des rencontres comme des journées, on oublie la plupart d’entre elles usées qu’elles sont par la pierre du temps. Certaines, au contraire, polies par le passage de ces mêmes années scintillent chaque jour davantage.

J’ai toujours voulu rencontrer Jean Marais. Je ne me souviens plus quand pour la première fois j’ai vu le film Orphée, mais je me souviens encore parfaitement de mon émotion, de cette évidence qui se faisait jour, cette histoire était aussi vraie que ce héros ne pouvait pas l’être.

Ma mère investit beaucoup d’énergie pour tenter de me convaincre d’inverser les facteurs, l’histoire était inventée et l’homme était un acteur... Epuisé, comme seuls les enfants savent l’être, j’ai dû finalement dire que « je comprenais »...

Je n’avais rien compris et à chaque fois que je revoyais « le » film, la même évidence revenait. Le petit garçon a grandi et est devenu un jeune homme qui savait ce qu’était un acteur mais qui ne parvenait pas pour autant à croire que Jean Marais se contentait de jouer.

Le jeune homme, encore un peu plus grand, décida qu’il lui était désormais possible de « le » rencontrer et « lui » proposa d’organiser une exposition de ses sculptures à Genève, là où il avait installé son bureau d’architecte. Les premières réponses furent toutes négatives.

Logique ! Le jeune homme, toujours plus grand, y trouva la preuve qu’il ne s’agissait pas d’un acteur, on peut rencontrer un acteur. On ne pouvait pas, il ne pouvait pas rencontrer Jean Marais, puis, un jour du printemps 1990, miraculeusement le téléphone sonna. Une dame charmante, Madame Pasquali, expliqua que sa persévérance avait payé et que « Jean » acceptait l’invitation, « quand pouvez-vous venir à Vallauris pour le rencontrer ? ».

Le jeune homme bredouilla quelques phrases de circonstance et convint d’une date. Il raccrocha, son esprit était vide et son cœur oubliait de battre, comment, que, mais... Il ne saurait jamais que dire ou comment se comporter devant...

Le jour venu, Madame Pasquali le conduisit de la galerie du centre ville à la maison, prenant bien soin de s’arrêter une dizaine de mètres avant la terrasse sur laquelle « il » se tenait. Le jeune homme avança en mode automatique et s’immobilisa, « il » était là et vint à sa rencontre, « son » sourire aux lèvres.

Jean parla, la journaliste qui accompagnait le jeune homme parla aussi et posa des questions mais lui ne dit presque rien. Que peut-on dire en présence de quelqu’un qui avait traversé le miroir ?

Les mois passèrent et le temps de l’exposition et surtout du vernissage arriva. Novembre 1990, une des plus longues files d’attente de l’histoire de la Vieille-Ville de Genève se forma et serpenta dans les rues. La soirée et l’exposition furent un très grand succès et les œuvres s’arrachèrent mais surtout le jeune homme parla, osa parler à son idole.

Je reprends le récit à la première personne car cette rencontre, celle qui eut lieu à cette occasion représenta un des premiers carrefours majeurs de ma vie. Quelqu’un arriva et un autre repartit, gonflé de tout ce que lui avait dit son héros et de l’intérêt qu’il lui avait démontré.

Quelque temps plus tard, Jean revint à Genève et sans me prévenir débarqua dans mon bureau ! L’échange débuté lors de l’exposition reprit mais de manière plus légère de mon côté car j’étais libéré de l’idée que son écoute n’avait été que de la politesse envers quelqu’un qui présentait ses œuvres.

Nous avons correspondu par écrit, il aimait les lettres, moi aussi.

Lorsque cédant à la pression amoureuse de ma femme, j’ai osé commettre mon premier roman, je le lui ai envoyé et ai cessé de respirer pour plusieurs semaines car je n’avais aucune nouvelle. Je me suis tranquillement résigné, pensant qu’amicalement il privilégiait le silence à des commentaires difficiles à entendre.

Mais bis repetita, un matin le téléphone sonna, la charmante voix de Madame Pasquali me demandant de venir au plus vite se fit à nouveau entendre. La route sinueuse qui conduisait à la maison sous un orage estival de fin du monde, l’électricité coupée, le portail à enjamber et l’arrivée dans un film de Cocteau. Jean assis, la tête posée sur ses deux poings, éclairé par la seule lueur de quelques bougies.

Puis la voix, « sa » voix qui retentit : « Entrez, mais entrez donc ! ». S’ensuivit une scène inoubliable et magique dans laquelle la femme de ma vie parla avec mon héros de mon livre en des termes merveilleux... Moi, je ne dis rien, j’aurais bien été incapable de le faire, ma destinée s’accomplissait sous mes yeux, plus que tous mes rêves d’enfant, plus que tout...

Jean-Orphée, celui qui était revenu de la mort était là et parlait avec ma femme de mon avenir. Il n’en resta pas là, il s’engagea pour que je sois publié, me félicita chaleureusement lorsque l’on me décerna un prix, allant jusqu’à me demander pourquoi je le lui avais dédié car « il ne le méritait pas... ».

Jean était comme ça, était ? Sans doute puisque le 13 novembre 1998, soit un an après la sortie de mon livre, nous l’avons accompagné à sa dernière demeure terrestre. J’ai beaucoup pleuré, moi le fils unique qui a perdu sa mère jeune, je ressentais douloureusement sa disparition comme si une porte s’était entrouverte quelques années pour se refermer violemment dans un claquement de marbre.

Les années ont passé mais Jean n’est toujours pas parti, j’entends encore sa voix, j’entends encore ses paroles : « Manuel, il n’y a que le bonheur qui compte, c’est la seule quête qui vaille la peine... ». J’entends aussi sa voix parler de Cocteau et je regarde les photos qu’il avait voulu que nous prenions avec un : « Vous comprendrez... plus tard ».

Je regarde et je n’ai pas encore vraiment compris mais je m’interroge, pourquoi Cocteau en arrière-plan assis à l’envers sur une chaise, les bras croisés sur le dossier ? Pourquoi Jean dans la même posture devant lui ? Pourquoi moi au premier plan, debout ? Quel lien, quel sillon, quel message ?

Le petit garçon est parti, il a marché cet été sur le chemin de Compostelle, 1’500 kilomètres pour sa maman, pour sa famille, pour lui. Il a trouvé la paix quelque part en Espagne, entre Jaca et Puente la Reina, là-bas il s’est endormi et n’est pas reparti, j’ai fini le chemin seul, libéré des démons de ma première partie de vie et réconcilié avec la foi.

Seul ? Pas vraiment ! Du côté visible, il y avait mon fils aîné Michaël qui a fait plus que m’accompagner, et du côté éthéré ils étaient quelques uns dont les 2 Jean...

Merci !