Fani Kanawati, photographe (Interview)

Fani Kanawati, photographe (Interview)

Fani Kanawati est une photographe métaphoriquement apatride et ultra sensible dont les clichés semblent perpétuellement en mouvements dans une intemporalité nostalgique d’un monde qui n’existe sans doute pas pour d’autres qu’elle. A travers ses visions photographiques elle se cherche elle-même tout en regardant profondément l’autre dans son unique. Voyageuse chronique, elle trimballe son objectif ailleurs, ici et maintenant dans des mises en scène naturelles, superbes, esthétiques et troublantes. Elle et l’Autre se mêlent en des duos toujours réussis et emplis de sens, c’est l’Emotion le plus important. Rencontre avec la Photographe dans une belle mise à nu drôle, décalée mais sincère et unique. Une bien belle rencontre artistique.

1. Bonjour Fani peux-tu te présenter pour nos lecteurs qui ne te connaissent pas encore ?

Eh bien enchantée super lecteur. On ne se connait pas encore mais je t’aime déjà, tu sais. Oui bon tu n’es pas dupe. Et pourtant, notre rencontre ne peut être le fruit du hazard ! Mais c’est pas grave, je ne t’en veux pas. Et sans doute parce que je suis tigre ascendant capricorne, accro aux chewing gums et fan de houla hop. A moins que ça ne soit parce que j’aime jouer de la guimbarde ou des percus suivant l’humeur, fumer des clopes invisibles et danser nue les soirs de pleine lune. Je ne sais pas. Ce qui est sûr c’est que je communique avec des mondes parallèles accompagnée parfois de mes bols chantant et quand je suis particulièrement en joie, j’aborde des inconnus dans la rue pour leur demander un autographe.

Oui bon, mieux vaut que je m’arrête là, hein. Et promis je répondrai plus sérieusement aux prochaines questions.

2. Ca te présente bien, je trouve. Pourrais-tu nous dire d’ailleurs pourquoi l’humour et ce côté clownesque ne se retrouve pas dans ton travail ?

Ce n’est pas la première fois qu’on m’en fait la remarque et je ne sais pas trop en fait. Sans doute parce que je n’ai tout simplement pas ce talent. J’aimerais. Cela dis, je me remets en ce moment sur un projet où il y en a un peu. Un peu car le sujet est plutôt sérieux et que l’humour qui s’y promène est assez grinçant. C’est étrange. C’est comme ce constat que j’ai fait après avoir photographié tant de sourires en Inde. Que je n’en avais presque pas capturé jusque là. Je pense que ça doit être lié au fait que l’appareil photo joue pour moi une sorte de rôle d’exorciste qui fait que ce qu’il extrait est forcément des profondeurs. Ces profondeurs de l’être qui me passionnent et qui sont sans doute ce qui m’est le plus essentiel de toucher, décrypter, transmettre.

3. Comment est née l’Art dans ta vie ? As-tu senti très tôt chez toi une sensibilité artistique ?

Je n’ai jamais été très fan du mot « Art » qui m’a toujours semblé pompeux pour ce côté snob et élitiste qu’il induit implicitement. De mon point de vue, être vivant c’est être artiste car chaque geste porte en lui cette singularité propre à chacun qui le rend donc de fait créatif. Bien plus que ne peuvent l’être certaines productions considérées comme oeuvres d’art. Ceci étant dit, je reconnais qu’il puisse y avoir des tempéraments plus enclin à la créativité. En ce qui me concerne, c’est effectivement très tôt que j’ai pu la ressentir et l’exprimer. Et sans doute parce que j’étais une enfant épanouie. Enfant, je dessinais, jouais la comédie, chantais, inventais des chansons et écrivais ces mondes imaginaires qui me semblaient si réels. Il parait que le soir de mes 2 ans j’avais dansé plusieurs heures sans m’arrêter si bien que mes parents m’avaient inscrite assez rapidement à des cours de danse que je pratiqua pendant une dizaine d’années. 7 ans de piano aussi. Et puis vint l’adolescence où seule l’écriture continua de m’accompagner comme viscéral exutoire. Au point que je décidais finalement de devenir conceptrice rédactrice publicitaire afin de concilier ce besoin d’écrire et de créer et ce vif désir de mes parents à me voir exercer un métier qui me mette à l’abri du besoin. Métier que je n’exerça finalement qu’une année, très vite consciente de défendre des intérêts aux antipodes de mes convictions profondes. C’est finalement la confection d’attrapes rêves, gri-gri, sculptures et bijoux aux influences africaines, dessins enfantins mêlées d’écriture qui redonnèrent un souffle à ce besoin instinctif de créer. Et bien sûr la photo qui entrait dans ma vie de manière fulgurante à mes 22 ans, au moment même où mon père quittait terre. Grand esthète et amateur d’art, très beau et très exigent, c’est comme s’il m’avait laissé en partant quelque chose qui me permettrait de pouvoir exorciser tous ces noeuds d’incompréhensions quant à cette importance accordée à l’image, l’image de soi, de l’autre et du regard posé

4. Ta double culture franco libanaise influence t’elle ton art ?

Pas vraiment. Et peut-être parce que je n’ai que très peu été en contact avec la culture libanaise. D’un père libanais en rejet de ses origines, ce n’est qu’à mes 30 ans que je me rends au Liban pour la 1ère fois. Et puis la génération de mes parents et grands parents ayant déserté le Liban à la guerre, tous les cousins et cousines avec qui j’ai pu grandir étaient autant italiens, américains, brésiliens, argentins que je pouvais être française, suivant l’endroit où leurs parents avaient finalement refait leur vie. Et même si je garde de forts souvenirs de ces réunions de famille où les phrases des ainés se commencent en arabe et se terminent en français avec cette hospitalité et esprit de fête à la libanaise. C’est donc plus le fait que je sois née et ait grandi à Paris qui a pu m’ influencer. La vie dans une grande ville d’un pays occidental dit développé dans lequel je me suis fondue sans problème jusqu’à l’âge adulte où j’ai commencé à ressentir un décalage d’avec mes ressentis propres et ce qui me semblait être la vie, la vraie. Le projet photo qui en témoigne le mieux est certainement celui que j’ai intitulé « Un contre 1 (Echo moderne au Contr’un ou Discours de la servitude volontaire d’Etienne de la Boétie) » et qui met essentiellement en lumière cette solitude urbaine et aliénation au rythme inhumain qu’imposent nos sociétés de consommation. Projet que j’ai débuté il y a une dizaine d’années et que je continue d’alimenter chaque fois que je suis dans une grande ville comme Londres, Berlin, New York, Los Angeles, Helzinski ou encore Budapest, Tallinn, Mumbai ou New delhi où ai pu constater ce même phénomène aliénant. Espère en être un jour assez satisfaite pour en faire un bouquin et honorer aussi enfin le travail et précieux soutien que j’avais pu recevoir de deux proches amis graphistes, Isabelle Sallé et Mehdi Baadil.

5. Pourquoi ce besoin intrinsèque de voyager ?

Certainement cette soif d’aller à la rencontre d’un maximum de facettes de ce qui peut me constituer en tant qu’être humain. Découvrir et comprendre toujours plus notre si belle planète et ceux qu’elle abrite dans toutes leurs différences et similarités. Et puis en voyage il y a ce parfum de nouveauté sans cesse renouvelé qui est si enivrant. Et même si ce n’est pas ça qui prime puisqu’il m’arrive aussi de ressentir ça à Paris. Mais oui, une profonde gourmandise et un désir presqu’insatiable de vouloir explorer toutes les nuances. Et c’est tellement loin d’être le cas encore. Je pense que j’aime la terre et les êtres comme je peux aimer un homme où chaque recoin de son corps et de son âme m’intéresse et peut m’émouvoir. oups (rires)

6. Qu’est-ce qu’une bonne photo pour toi ?

J’aime assez cette phrase d’Horvat « Une bonne photo, c’est une photo qu’on ne peut pas refaire. »

Parce que même si je suis très sensible à l’esthétique et à la composition, où le moindre détail qui viendrait parasiter l’équilibre général de l’image m’est quasi insupportable , ce qui prévaut encore davantage est cette vérité qui s’exprime dans l’instant et qui ne peut donc pas être reproduite à l’identique.

Une bonne photo a cette capacité de nous attraper et de nous emmener au coeur même de l’être ou de la scène photographiée. Une très bonne photo, de susciter une émotion inédite, de nous mettre en présence de quelque chose que l’on avait encore jamais vu ou ressenti. Espère pouvoir un jour faire de très bonnes photos.. Peut-être en ai je fais quelques unes qui sait. Honnêtement, je n’en sais rien.

7. Quels sont tes maitres en photos ?

Je ne pense pas avoir de maitres à proprement dit. Mais j’admire le travail de nombreux photographes comme ces portraits saisissants de Lee Jeffries, l’intensité de ceux de Thomas Devaux, les compositions de Kamil Vojnar, Sarolta Bán, Alex Howitt ou Martin Stranka ou encore l’audace de J.R. Quant à ces photographes plus mythiques comme Sally Mann, Francesca Woodman ou Sarah Moon, sûr qu’elles ont à un moment donné nourri cette passion pour la photo. Le premier photographe qui m’a vraiment scotchée, c’est Salgado. Le photographe reporter qui m’a le plus impressionnée dans cette capacité a être sur tous les fronts et à saisir l’instant c’est Henri Cartier Bresson. Jusqu’alors peu impressionnée par son travail, c’est lors d’une rétrospective que j’avais pu d’un coup saisir l’ampleur du travail effectué. Pour d’autres raisons, j’aime aussi beaucoup Sophie Calle, Nan Goldin ou encore Oscar Munos dont j’ai découvert le travail il y a peu. Bergman étant pour moi le maitre incontesté dont chaque plan est d’une force et d’une charge mystique sans pareil.

8. Quelle est la patte Kanawati ?

Tous ces artistes que je viens d’évoquer ont des univers si forts que je me demande s’il y en a vraiment une. J’utilise autant la couleur que le noir et blanc et mes images peuvent être très différentes d’un projet à l’autre. Tantôt très épurées ou très denses, très urbaines ou très mystiques, l’impression que les images que je capte semblent davantage refléter ce qui se manifeste que le regard que je peux poser dessus. C’est d’ailleurs souvent ce que je dis au début d’une séance de portraits. Qu’il n’y a pas de modèle ou photographe mais deux êtres en présence qui vont juste partager un moment et se laisser surprendre par ce qu’il en ressortira. Bon, je ne le dis pas de manière si solennelle mais c’est l’idée. Raison pour laquelle je suis très souvent peu satisfaite par le résultat tant la vérité du moment me semble toujours plus forte et ainsi presqu’impossible à capturer. Même s’il m’arrive de guider et diriger un peu un modèle, j’aime laisser la spontanéité s’exprimer et la magie opérer. Comme celle qui peut se déployer sous les yeux du photographe reporter qui est plus là en témoin qu’en chef d’orchestre. On m’a parfois complimenté sur des supposés talents de metteur en scène alors que je ne pense pas orchestrer quoique ce soit. Tout se fait le plus naturellement et instinctivement possible. D’une manière si incontrôlée que j’ai même très souvent l’impression de me retrouver dans une sorte d’état de transe qui me dépasse complètement. Peut-être pour ça que ce que l’on m’a le plus souvent dis et qui est sans doute le plus beau compliment qu’on puisse me faire est que j’avais cette aptitude à capter l’invisible, la vérité de chacun, l’âme. C’est fort et ça me touche beaucoup car c’est sans doute cela qui m’anime tant à vouloir capter ces regards et ces instants. Cette part d’impalpable dont ma seule aptitude est peut-être juste de lâcher assez prise pour la laisser se manifester.


9. Quels sont tes projets ?

En voyage ces 6 derniers mois, je prévois de me poser un peu pour mettre en forme le projet qui me tient sans doute le plus à coeur et qui mêle photo, vidéo et installation. Projet tentaculaire traitant entre autres des maladies mentales et de ces états mystiques qu’on appelle en psychiatrie « bouffées délirantes ». Jiddu Krishnamuti a dit un jour « Ce n’est pas un signe de bonne santé mentale que d’être bien adapté à une société malade. « Alors qui sont vraiment les malades ? Ne le sommes nous pas tous un peu ? Pourquoi cette maladie que l’on appelle bipolarité a fait son apparition et pourquoi compte t’on de plus en plus de personnes ayant vu tomber sur eux ce genre de diagnostique ? N’y a t’il pas moyen de comprendre et traiter ces égarements par d’autres moyens que la stigmatisation en catégorie de maladies et traitements lourds et nocifs ? Ces ressentis mystiques que la psychiatrie considèrent comme exclusivement hallucinatoires ne pourraient ils pas porter en eux des traces de ces mondes que les chamans ont pu de tous temps invoquer lors de leur cérémonies ? Bref, vaste sujet que j’ai commencé à aborder il y a quelques années déjà alors que ma mère était en train de s’éteindre d’un cancer. Sous la forme d’une installation photo et sonore et d’une performance en deux actes qui s’était tenue à la galerie du 59Rivoli, j’avais mis en scène une amie comédienne, Fabienne Carreira, qui incarnait un personnage enfermé dans une cage remplie de boites de médocs dont les barreaux étaient en élastique. Boites de médocs accumulées au fil des années et appartenant donc en grande partie à ma mère sous anti-dépresseur presque toute sa vie. Proposition où j’avais aussi eu le plaisir de collaborer avec de talentueux amis comme Johanna Elalouf (styliste, scénographe) ou Florent Collauti (musicien) et qui m’avait permis de sentir à quel point ce sujet encore très tabou raisonnait. Des psychologues, neurologues, arts thérapeutes mais aussi des personnes ayant traversé des expériences similaires, eux mêmes ou dans leur entourage, avaient été nombreux à être curieux et vouloir partager sur cette vaste question qui revêt finalement encore beaucoup de mystères. Un sujet profondément ancré dans l’air du temps qui me semble donc important d’aborder et avec coeur, lucidité et humour donc aussi.
Après ça, je compte repartir pour quelques mois en Asie et/ou en Amérique du Sud. Bref à voir, à suivre… Tentant de vivre au plus près de l’instant présent qui peut venir nous surprendre à chaque seconde, j’évite de trop me projeter.

10. Si tu avais un empire qu’en ferais-tu ?

Oula Laisse moi réfléchir parce que là ça réveille tout plein de choses. OH les E N C U…mais non mais non, tous ensemble nous y… tu planes ma pauvre. T’es sûr que c’est moi ?… Mais qu’il est con.. Ah oui t’es sûr que c’est lui ? C’est celui qui dit qui l’est…Tiens, pas con. Mais qu’est ce que vous avez tous avec ce concept « du con » ??

Mouai…Bref…..Alala… l’égo… me suis encore faite eu. Et le pouvoir des croyances ….mais c’est bien sûr ! Allez, détend toi…..ooommmm…….…. cuicui… glouglou… waf waf. Whaou c’est génial c’que vous faites….Comme c’est beau… Je t’aime sister…. Mais t’avances espèce de .. ! Biiiiiiiiiiiip Apportez-moi un peace maker, s’il vous plait, c’est urgent ! Allez oui respire et recentre toi , on y est presque. Tu parles. Mais si, mais si, tout est parfait mon frère. Mais jsuis une fille ! C’est pareil. Toi, moi, lui, elle, c’est pareil. Mais tu vis dans quelle réalité, sérieux ? Oh…le réel peut-être. T’es sûr que ça existe ? J’sais pas. Mais oui, je le sens, je le vois, j’y crois….. Oups pardon, me suis encore un peu égarée doudoudidonc. Epuisant.

Tout bien considéré, je pense donc que je vais surtout arrêter de penser, le mettre aux enchères sur e-bay et aller planter des choux dans le Larzac. Plus sérieusement , j’espère et veux croire qu’on y arrivera et dans pas trop longtemps. A ce réel changement de paradigme qui mette finalement fin à tant de souffrances. On peut rire de tout oui. Mais pas de la souffrance. Je ne crois pas.. Pas pour l’instant en tous cas.

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