Ludovic Bablon : un auteur prometteur

Ludovic Bablon : un auteur prometteur

Il y a les auteurs qui ont pignon sur rue, qui usent leurs caleçons dans l’arène médiatique bien loin de l’univers clos des livres et du travail méticuleux, modeste et complexe qui va avec.
Et puis il y a ceux qui attendent leur tour en travaillant d’arrache-pied à leur oeuvre en devenir, qui lisent les autres et rendent chaque jour hommage à la Déesse Littérature, femme sublime, maîtresse inspirante et exigente.
Ludovic Bablon, le bien nommé, nous parle de ses livres, de ses admirations, de ses rêves et de ses envies de mots pluriels et beaux.
Un témoignage unique, quelques mois ou années, avant son sacre par les professionnels de la profession.

1. Bonjour Ludovic Bablon. "Bablon" ne serait-il pas un habile (ou babil) pseudonyme tant ce mot qui rappelle BABEL convient bien à un écrivain ?

Non non, le truc que tu viens de citer est bien mon vrai sale nom ; j’ai tendance à ne pas vouloir le mettre en couverture, ou petit, si c’est inévitable. Je préfère qu’on m’appelle « lapin ». On me dit « salut lapin ! », ça correspond mieux à ce que je suis.

2. Tu es né en 1977 mais on a l’impression que tu as eu mille vies imaginaires et réelles...

Dans le concret, j’ai une vie assez remplie de projets autonomes, de telle sorte que ma file d’attente a toujours 10 ou 20 items urgents à m’asséner le matin au rebord du lit. C’est épuisant et exaltant. Dans l’abstrait, ces occupations m’amènent justement à une forme de réalisation personnelle dans le rêve et le transport, puisque moitié du temps je vis mes phrases, mes thèmes, mes personnages, mes brouillons. Je suis mes textes, c’est génial d’être un texte, ça permet d’être paranoïaque à Berlin quand on est scotché à Montpellier.

3. Etre passé par l’auto-édition est plutôt mal vu dans le petit monde des Lettres, tu n’as pas peur de l’étiquette "amateur"...

Non. Je me suis justement mis à mon compte pour pallier l’amateurisme des éditeurs, en tant que concepteurs de livres. Des livres moches, peu respectueux de l’esprit des textes, standardisés à peu de frais. Je tente de faire mieux.
Et puis c’est stimulant plus qu’effrayant, de s’occuper aussi de graphisme, de typo, de mise en page, de fabrication - de cette partie-là de la matière littéraire. J’ai été édité d’abord, trois livres chez L’Amourier puis Hache, et ensuite seulement j’ai édité moi-même. Quand je l’ai fait ça a été, par exemple, Balades autour de l’axe central Pierrette Bloch, une excellente artiste contemporaine, internationalement reconnue, signant la couverture d’un livre d’auteur, je ne crois pas que ça fasse amateur : ça gagne le pari, tout simplement ; la preuve, c’est mon livre le plus lu et vendu jusqu’à présent. Bonne raison pour continuer. La prochaine publication, Scènes de la vie occidentale en mars 05, sera une fois de plus assumée par le label que j’ai monté et qui devient une association éditrice, la Hogarth Press II - en co-édition avec un éditeur étranger très dynamique (et respectueux des formes, dans tous les sens du terme !), Le Quartanier, basé à Montréal http://www.lequartanier.com/).

Par le passé, j’ai préféré garder ces Scènes pour moi alors que j’avais ici et là des oui éditoriaux, mais tièdes ou peu attrayants vu les sacrifices à faire (sacrifier la couverture et les revenus, c’est beaucoup demander aux auteurs). Tu vois, je choisis l’autonomie, je ne la subis pas. Et la formule marche de mieux en mieux, attire d’autres auteurs, suscite le respect. Quand le processus sera fini j’aurai simplement les vrais amateurs dans mon rétroviseur, plantés au fond du chemin au milieu de leurs vieilles conditions d’exercice.

4. Tu es un auteur Phare de HACHE, parle-nous de ce site ancestral du net qui fait un boulot formidable...

Je te file ses coordonnées, tu l’interviewes. Je ne suis qu’auteur, je ne peux pas décrire son travail d’éditeur. JdP et moi nous ne pensons pas de la même manière alors je ne saurais traduire ses vues dans mes termes. L’auteur que je préfère chez Hache - un peu de pub pour lui - est Alban Lefranc. Lisez et écoutez Alban Lefranc : j’ai écouté La vraie vie des dizaines de fois, il est triste, il mange le micro, c’est énorme. Voir ici

Actuellement il travaille sur un texte où il a le même intéressant sens de l’humain mais avec de meilleurs moyens littéraires ; je crois bien qu’il progresse.
Au passage : on a collaboré ensemble au 6è numéro de la jeune revue franco-allemande La mer gelée / Das gefrorene Meer, qu’il gère depuis longtemps avec une équipe des deux côtés du Rhin. http://www.germe.de/revue.html. Intéressante et européenne, avec des références qui me plaisent bien, philo et poésie allemandes, Fassbinder, les terroristes rouges, Genêt...

5. Quelle exigence envers toi-même, ton style et celui des autres... ne serait-ce pas cet amour exacerbé de la beauté qui t’isole un peu de tes concitoyens de plume, bien plus fainéants et glandeurs que toi.

Bon, sans vouloir généraliser, il y a bien sûr beaucoup de livres ni-faits, non-écrits, parce que les auteurs ne se donnent pas les moyens d’arriver à une qualité ; et ils ne peuvent pas se donner les moyens d’y travailler à plein temps parce qu’à petite échelle, la littérature ne paie pas (cf contrats à 10% de droits d’auteur : pour 500 livres vendus 15 euros, l’auteur-chez-un-éditeur touche 750 euros. C’est moins qu’un SMIC, c’est ridicule, c’est bestial, c’est insultant, « c’est comme ça ! » : j’ai trouvé que ça justifiait qu’on prenne les choses en main pour faire cesser le mépris). Alors ils prennent une profession seconde et y perdent leurs forces, c’est vraiment dommage.
Je n’avais rien de plus au départ que ce qu’a tout adolescent qui débute dans les affaires de stylo bic ou de clavier : de l’envie. J’y ai rajouté... la vocation intégrale, ce que j’ai appelé récemment dans une expo photo à Dresde en Allemagne mon « suicide dans l’art ».

Dans un premier temps j’ai lu (à plein temps pendant plusieurs années), dans un second temps j’ai surtout écrit - quand je récapitule je trouve ceci : j’aurai bientôt un million de mots à mon compteur, dont 180 000 rien que pour les 12 mois passés ; ainsi il y a beaucoup de paysage derrière moi, et en fin de compte c’est cette expérience acquise, cette somme de travail accumulé, qui font la différence et commencent à payer : j’écris plus vite, plus fluide, plus habilement, en plus grande quantité, des textes mieux conçus, où l’émotion est mieux canalisée et l’intelligence mieux libérée, et où la quantité de NimportNawaq due aux hasards de l’inspiration a fortement diminué (j’ai quelques petits reproches à faire à mes vieux textes, là-dessus.)

6. Tu hais le copinage littéraire qui est l’apanage du Monde parisien des lettres... tu oses dire ce que tout le monde pense tout bas des Moix, Beigbeder, Delaume et compagnie... tu n’as pas peur des représailles ?

Déjà, je n’ai aucun ennemi, chaque citoyen de la République reconnaît volontiers les qualités de mon travail. A part ça, j’ai un peu ravalé mon esprit revanchard et je ne parle plus des auteurs commerciaux qu’en tant que je suis critique. J’aime bien la polémique, alors au Matricule des Anges (www.lmda.net ) il m’arrive de me charger de la rubrique Médiatocs (j’ai en effet chroniqué Moix mais jamais Beigbeder par ailleurs, c’est Guichard qui l’avait soigné), où, avec d’autres, on examine quelques amis des grands hebdos (Jacques-Pierre Amette comme critique littéraire, c’est pas vraiment sérieux ; il a un site en plus, l’animal ! Où, à côté de deux misérables animes clignotantes du plus mauvais goût, il annonce fièrement : 4334 visiteurs depuis septembre 2003 ! Euh, c’est ce que fait rezo.net en deux heures ça non ?)

Juste un mot sur Chloé : l’article sur elle n’est pas un Médiatoc, qu’elle ne mériterait de toute façon pas ; tout le monde autour de moi parle d’elle de façon négative et ce n’est pourtant pas sa faute, la réalité de son apport, minime mais non-négligeable, et puis ses qualités personnelles, lui ont simplement donné une visibilité assez grande, qui conduit à la déception quand on s’aperçoit que « tiens, ce n’était que ça ? » - en tout cas personnellement elle ne soulève pas mes émotions et n’excite pas mon esprit, bien que je trouve intéressantes certaines de ses idées de base, mal mises en oeuvre. Pourtant, on ne peut pas confondre. Elle et les deux autres, ça n’a rien à voir, elle est quand même écrivain, un écrivain peu exigeant et superficiel mais un écrivain. Alors que dans Moix il n’y a pas de littérature, ce n’est pas pour dire du mal, c’est une simple constatation technique. C’est du texte, c’est la glaise, mais Grasset a jugé bon de se passer de potier. C’est un choix.

Encore Delaume : c’est actuellement une des figures de proue de tout un mouvement dynamique, autour de certains petits éditeurs comme Léo Scheer. Il y a apparemment tout un jeune réseau plus ou moins construit, qui produit des choses que je trouve pas assez exigeantes mais prometteuses et en tout cas modernes. Ils manquent souvent de goût, en ce sens qu’ils s’autorisent à produire une oeuvre sur la base d’un très petit nombre d’axiomes, ça tourne au système plus vite qu’à son tour, on perd la vie. Il y a aussi des aspects carriéristes déplorables, et l’inexpérience qui nous touche. Du moins ce milieu existe et risque de renouveler la figure poussiéreuse de l’écrivain - une vive silhouette devant l’écran bleu et non plus un barbu à la plume.

7. Que vas-tu apporter de différent au Monde de l’écriture ? Où se trouve ton originalité ?

Vivent Les Majuscules. J’apporte au lecteur ma curiosité et mon état de crise de nerfs permanente. Une littérature nerveuse et toujours en mouvement, toujours à explorer de nouvelles pistes tout en gardant le souci d’une lisibilité pour le plus grand nombre.
Je prends mon inspiration partout, de la fraîcheur des littératures primitives aux sophistications postmodernes. J’assume un patrimoine littéraire très diversifié, un patchwork d’influences (c’est justement ce qui me met mal avec certains jeunes modernistes qui n’ont que le manuel de leur carte-mère asiatique en guise de Bible ; c’est bien mais limité). J’ai aimé énormément de textes. Je les aime, et en échange ils m’assistent. L’intertextualité est une pratique assez courante finalement chez les contemporains, mais très dense chez moi, beaucoup copient-collent des matériaux à peine travaillés, ça reste sommaire.

8. Tu es aussi bon critique qu’écrivain. Un jour il te faudra choisir entre les deux genres sinon cela fera interférence...

Je serais assez du genre à défendre une vision corporatiste de la critique. On critique mieux, je crois, quand on pratique ; pour déceler les faiblesses narratives, stylistiques, thématiques, d’un texte, et ses richesses aux mêmes niveaux, quoi de mieux que de les avoir déjà repérées dans le travail créatif ? Quel meilleur apprentissage de la lecture, que l’écriture, et inversement ? Une conscience critique riche et détaillée améliore les compétences productives. Comme sur la mule, les capacités d’émission et de réception augmentent de pair.

9. L’écriture est la dominante commune à toutes tes activités semble-t-il ?

Oui. En fait j’ai décidé à 17 ans que je n’allais faire que ce pour quoi mon existence prenait du sens et amenait une joie intense, et c’était écrire. Depuis, je tiens toujours le même cap, et je découvre mille Amériques et mille Asies. Cela se paye par la misère, si on veut bien faire les choses avec sincérité et passion, mais ça réjouit énormément, alors l’un dans l’autre, je suis content de pouvoir travailler toute la journée à mon propre compte pour produire des quantités hallucinantes de PPPPPPoèmes. Cela conduit naturellement à l’édition, au graphisme, au journalisme, au web, à tout le contexte de l’écriture.

10. Comment se fait-il qu’un garçon brillant comme toi se trouve dans une situation d’intello précaire et RMIste en ce moment ? C’est l’époque qui veut cela ? Ton talent et ta sensibilité te condamnent à cela ?

Ce statut d’intello précaire m’a longtemps porté sur les nerfs. Mais en réfléchissant, plus à froid, je me dis qu’on est beaucoup de jeunes gens à vouloir proposer quelque chose d’artistique ou d’intellectuel, qu’il est normal qu’il n’y ait pas de place tout de suite pour tous les prétendants, et que c’est déjà une chance d’avoir la liberté d’expression et un minimum de ressources garanties. C’est une épreuve mais c’est la liberté, on va pas pleurer pour un bout de pain si on est libre de son temps de vie.

Pour s’installer sans trop de compromis il faut du temps, c’est ce que j’ai découvert ; ça me semblait tellement lent au début ! Puis j’ai appris que des types aboutissent à la liberté en musique, en cinéma (Gallo, Buttgereit), après des années de taf et de préoccupations artistiques sans souci des revenus. Puis à un moment c’est la fortune, la cocaïne dans les aéroports, les imprimeurs qui appellent du Brésil, les chevaux de race. Alors voilà, en ce moment, je prépare mon nez, je branche un téléphone fixe et je construis une écurie dans mon petit studio blanc, entre le frigo et l’absence d’armoire, et je suis optimiste.

11. Comment fait-on pour se délivrer des admirations littéraires que tu as et qui mettent la barrière d’exigence si haute ?

Ah non, ce que je veux c’est justement que DeLillo me séquestre dans sa cave !!! Qu’Ellis vienne me mettre de temps en temps de petits coups de batte derrière le crâne... Que Rimbaud me menace encore de me virer de mon pays manu militari... Que Koltès continue à me travailler avec tout le respect et la dure humanité qu’il y a dans sa Voix. C’est justement dans la confrontation qu’on hausse son niveau, tout le monde part de bas, tout dépend de la force de volonté et de la persévérance qu’on investit dans son travail ; je veux battre tous ceux que j’ai admirés, sur leur propre terrain, alors j’y passe forcément des années.

12. Quel est ton meilleur livre ? Parle moi de ton grand projet d’un roman fleuve de 600 pages ?

Kinski. Ce sera justement mon meilleur livre, beaucoup plus mature que les autres, même si je dois encore pas mal grandir. C’est une biographie romancée de Klaus Kinski, en 6 chapitres qui sont des « flashs » concentrant les différentes époques de sa vie. Dans le chapitre 1, Kinski ressasse du théâtre et récite de la poésie française dans un café de Berlin, 10 ans après la défaite nazie. Dans le chapitre 2, il joue en terrain anglais tous les rôles d’un film noir à l’intrigue très compliquée et sans cesse modifiée, vers 1960. Dans le chapitre 3, acteur à succès, il est défoncé à tout ce qui passe dans une fête de trois jours qu’il organise dans sa villa de la Via Appia à Rome, au moment où sa carrière est faite essentiellement de westerns où il joue les méchants, 1965. La suite au prochain numéro.

Ce sera mon meilleur livre parce que j’y maîtrise enfin la composition romanesque à grande échelle.
Sinon, le livre qui va sortir en co-édition avec Le Quartanier, Scènes de la vie occidentale, marquait mes derniers et fort utiles progrès narratifs : une composition spiralée, un style hypnotique, une atmosphère ondoyante, très glauque, énormément de désespoir, un livre très mental et sauvage. Malgré certaines faiblesses résiduelles, j’en suis très content, c’est un texte qui met des claques mentales et idéologiques.
Balades était agréable aussi, ça plait à beaucoup de lectrices, c’est abstrait et lyrique en même temps, lyrique jusqu’à la mièvrerie la plus conne, j’aime bien (« Car ma tristesse qui fouille désespérément dans ta chatte, et qui retient ses larmes, cherche un amour qui n’y est plus ; tandis que soudain je change de cosmos, soulève un peu ton cul, bien que ce ne soit plus vraiment la peine », il faut en vouloir pour assumer ces histoire de cul larmoyant... mais ça change du porno sans amour et de l’amour juste bêta. Le sexe est une question de personnes et non d’organes, voilà le propos.)
Et encore avant, Histoire du jeune homme, bon, je ne maîtrisais pas bien la composition d’intrigue vaste alors cet aspect est un peu lacunaire, mais le profil philosophique et historique du bouquin, comme fondation éthique et esthétique (« Histoire du jeune homme bouleversé en marche vers la totalité du réel », titre-programme), me convient toujours, je suis toujours sur cette ligne d’exploration maximale, d’invasion générale, récolte et reconfiguration des données empruntées à des secteurs hétérogènes, pour créer des conflits dans la tête du lecteur et le faire travailler avec moi à ses dévorants plaisir & désir.

13. Que penses-tu des mégalo et des narcissiques ?

« Ils ne valent rien à côté de Moi. »
Pardon, la perche n’était pas tendue trop haut. Je franchis 6 centimètres mais j’ai droit à un deuxième essai. Alors : C’est ambigu, l’ego, en art. Moteur et interdit. On exhibe la fragilité qui fait notre force, on travaille à être satisfaits des résultats, on s’expose, c’est délicat. Ce n’est pas bien grave, l’essentiel est qu’on soit utiles à notre civilisation. C’était mon deuxième essai. Combien on mesure ? Mais je suis sérieux, le but est global, l’enjeu majeur, si on n’a aucune vision du monde à partager on reste chez soi ; et si on crée vraiment, on sort montrer. Salut, les gens.

14. Si tu avais un empire médiatique, que ferais-tu ?

Je le vendrais pour une croquette symbolique à un chat de gouttière ?
Non, TF1 deviendrait une télé sur l’art contemporain et capterait du TEMPS DE CERVEAU pour les Anthropométries d’Yves Klein diffusées toute la nuit - Klein peignait du bleu sur les femmes et appliquait ces femmes bleues contre la toile, alors c’est très beau.
M6 passerait en boucle les oeuvres de Lars Von Trier, notamment Riget/The Kingdom, la plus formidable des séries télé.
France 2 serait consacrée à la diffusion de tutoriaux en informatique (un peu de ‘toshop, un peu d’InDesign, un peu de Corel draw, tout ça tout ça... ce serait géré par l’équipe de CyberCafé 21, une émission géniale et très amateur (« roulée sous les aisselles ») de la télé belge, RTBF).
Sur France 3, du porno, avec des acteurs régionaux issus de Meetic, pour se détendre ; des webcams de chez la voisine.
Arte resterait ce qu’elle est et la Cinquième diffuserait plus de conférences Université de tous les savoirs (UTLS).
Sur NRJ, je passerais des messages inquiétants qui donneraient aux automobilistes l’envie de lâcher le volant à tout instant. « Ici radio mort, ne bougez plus, vous êtes cernés ! »

Sur France Culture, je ferais lire par LLDM, à voix claire et intelligible, le texte original allemand de Sein und Zeit, de Heidegger, pour que les ménagères et les employés des vieilles start-up aient de quoi se détendre en rentrant le soir et disent « C’est dingue tout ce que la phénoménologie ontique avait à nous chuchoter sur les Etants ! Wunderbar ! »

Dans Paris-Match, je ferais publier des analyses de style assez poussées, chaque semaine, des Vies minuscules de Pierre Michon (pour leur montrer qu’entre eux et lui, c’est lui le Maître), et dans le Figaro je donnerais, chaque semaine aussi, la recette du chou rouge aux pommes, pour que les bourgeoises en mangent un peu aussi. (On peut rajouter des raisins secs si on veut.)

15. L’écriture t’as sauvé de quoi, de qui finalement ?

Le beau dans l’affaire, c’est qu’on se met devant l’obligation d’accepter et de comprendre l’environnement, en général, si on veut en transcrire quelque chose. On enrichit sans cesse son esprit. On devient un être humain plus large et plus compréhensif, au lieu de tourner dans la violence, la résignation ou la bêtise. C’est agréable, par exemple, de regarder des westerns : mais c’est une joie encore meilleure de se coltiner à jouer avec le genre, à en tourner un dans sa tête, et ça ne va pas, et ce n’est pas facile, et on travaille, et ça vient, et ça devient facile - sentiments d’aisance, de puissance, de liberté, de contrôle, hum, ça fait énormément de bien à tout le monde, ça contre-balance notamment les misères du travail salarié, alors le lien à autrui est fait de don intellectuel et non d’exploitation économique. C’est mieux non ?

Balades m’a soigné de déceptions amoureuses, et la recherche de beauté pendant l’élaboration de Scènes de la vie occidentale, du désespoir devant le nihilisme, l’aliénation et la froideur d’une partie de nos mœurs.

« Je profite de notre habitude de construire en hauteur pour tenir un compte-rendu exhaustif de l’aspect visuel. Je me branche sur je ne sais quel carré de je ne sais quel cube dans je ne sais quelle rue. Qu’aperçois-je. Je compare. Reportage méthodique sur l’aspect symbolique de l’organisation spatiale dans les sociétés primitives. Qu’est-ce qu’une maison ? Il faut un puits pour se laver et une rivière pour « être entouré d’eau ». Chez nous, se laver est un lieu, être entouré d’eau en est un autre. Se laver est une pièce avec un miroir ovale et des céramiques. Nous ne devons pas oublier de racheter un porte-serviettes. Quelqu’un trouve un sens à sa vie en fabriquant du savon ; l’odeur que ça a ; le nom que ça a. Je ne nomme pas le savon. Parler était un lieu, qui a disparu aujourd’hui. Le boudoir, le fumoir. Mon grand-père, à chaque orage d’été, s’asseyait sous la véranda et comptait les secondes entre le tonnerre et l’éclair. 2 400 mètres d’ici. Jouer pour les enfants est beaucoup de lieux - tout lieu est jouer pour les enfants ; mais par ailleurs, « jouer-pour-les-enfants » est une série de lieux bien distincts, aux yeux des parents. Se reposer est un lieu. Si je dis, qui est cette ombre, on me répond, c’est l’ombre du lit, là où tu engloutis ton sommeil. Pendant des jours et des jours je n’ai pas de matelas. Se reposer devient un lieu plus rare. Franchement, qui est cette civilisation assise sur un siège. Supprimez les chaises dans tout l’occident, et l’occident changera plus qu’il ne l’a jamais fait en trois mille ans de révolutions. De loin l’absence de chaises a plus de puissance que mille armées de Huns. Suicide. Productivité. Sexe. Arthrite. Bien entendu, il faut aussi exterminer les fauteuils, pour rester cohérent avec soi-même. La première fois que j’ai mangé à même le sol, j’ai perdu jusqu’au souvenir de mon nom. Je mange sans assiette, à même le sol et je suis apatride. » SVO.

16. Quelles sont les pires idées reçues qui circulent sur toi ?

Je ne dois pas être à la bonne sortie du tube à rumeurs, rien ne me vient. En réalité mes livres suscitent, publiquement, soit des voix favorables, soit le silence : ce n’est pas encore rentable de chercher à me faire du mal. Ceux qui ont intérêt à ce que je manque de moyens ne peuvent que se taire, pour y contribuer. Mais en général j’ai plutôt de bons échos, stimulants et encourageants, beaucoup de gens me font l’honneur de me lire avec finesse, alors je suis content.

17. De quelle manière veux-tu conclure cet entretien ?

Avec panache et dans l’enthousiasme !
OUAGGGGGRRRRRRR !!!
Ou bien, est-ce que je peux caser un extrait d’une fausse interview de Kinski, dans le chapitre 6, sur la télé californienne ? Tu m’autorises ? Si oui, on y va. On est dans les années 80, Kinski vit à Lagunitas, et bizarrement c’est son deuxième passage en deux jours à la même émission :

- Klaus, Klaus, quelle joie de vous revoir. Vous nous avez manqué. 24 heures sans vous, c’est une souffrance inimaginable, dont j’hésite à faire passer les images. Non, ça prendrait trop de temps. Bien. Klaus, vous nous avez confié hier soir que vous nous réserviez pour aujourd’hui une confidence. Une confidence, m’avez-vous dit en coulisses, de la plus haute importance. Est-ce vrai ? Est-ce que c’est important ? Et d’abord, bonsoir.
- Bonsoir.
- Alors, une confidence importante ?
- Oui.
Il lâcha simplement la réponse et, l’air un peu perdu, un peu absent, alluma une première cigarette.
- Bien, merveilleux. Maintenant, je propose si vous voulez bien qu’on reparle un peu de votre vie, en attendant le bon moment pour avouer, vers 21h50.
- Si vous voulez.
Il tira en solitaire sur sa clope et commença à tripoter à nouveau son paquet, pour en débusquer une seconde qui se planquait. Elle crut qu’il allait la lui proposer mais il n’en fit rien ; il garda le bâton de feu sec dans sa main gauche.
- Bien... bien bien. On commence l’interview ? Allez. Monsieur Kinski, dites-moi, avez-vous des regrets ? Tous vos films n’ont pas été des succès.
- Ne méprisez pas le public. Le public se trompe la plupart du temps, c’est pourquoi il faut le guillotiner, non le mépriser. Je plaisante.
- J’ai bien compris. Dites, d’après vous, où va la jeunesse actuelle ?
- Je pense qu’aujourd’hui... comparativement. Vers son destin.
- Oui. Vous avez tourné avec les plus grands, dont Clint Eastwood : vous a-t-il impressionné ? Et Lee Van Cleef ?
- Monsieur Eastwood était plein d’une énergie, elle-même pleine de... d’Amérique profonde. Il arrivait sur le plateau, sans cigare. Il repartait, sans cigare. Entre-temps, il avait mangé des cigares. C’était à n’y rien comprendre.
- Et Lee Van Cleef ?
- Oui.
- Très bien. Mr Kinski, quel genre de femme vous a le plus trahi ?
- J’ai dormi dans des hôtels de passe. J’ai dormi dans Romy Schneider. J’ai dormi près d’Herzog. Il puait, il dormait comme un porc. Les serpents dormaient avec nous. Ils voulaient tuer Herzog pour plus qu’il sente. La nuit, sur les docks, près de Marseille. Puis Paris. J’ai dormi sous la Seine. Les vampires attaquaient les diligences. Je menaçais le sang avec un pistolet à sperme. Les indiens me poursuivaient dans les forêts nègres où je sautais de singe en singe, paranoïaque. Je hurlais leurs poèmes pour ne plus avoir à souffrir. J’étais comme une bête, au milieu des souffrances mâles et femelles. Je vivais dans la jungle d’asphalte et je faisais l’amour avec une femme-puma, qui feulait, chatonnait, me dévorait. Les femmes me disaient Viens, polarise-moi. Je les polarisais de toutes mes forces. J’oubliais jusqu’à mon existence individuelle. La foret germanique et ses bêtes envahissaient ma villa et ma tête.

Voilà, à la prochaine et merci de m’avoir donné la parole.

Ludovic BABLON sur le net

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