« Tous addicts ! » par Bruno

« Tous addicts ! » par Bruno

Le monde change. C’est une évidence et on positive même ce changement en disant qu’il évolue. Et voilà qui nous rassure… ou pas.
Le monde des consommateurs pointés du doigt également, autant que notre regard sur cette frange non négligeable de la population.
Les drogués sont d’abord devenus des consommateurs de substances illicites, puis des consommateurs de toxiques puis de substances psycho-actives.
Aujourd’hui, avec ou sans consommation, on ne parle plus que de l’Addiction avec, notez-le, un A majuscule !
Quelle révolution, quel coup de balai dans les représentations sociales !
On ne s’y retrouve plus !
Où sont passés ces épicuriens au vin gai, animateurs appréciés de la communion du gamin et autres repas de famille dignement arrosés, ces bon-vivants qui finissent c’est vrai, dépressifs puis violents ; des ivrognes qu’on finit par ne plus inviter aux repas de famille. Pensez donc, quel exemple pour le gamin… des alcooliques qu’on souhaite ne surtout pas croiser sur la route, toujours dans le déni de leur consommation, personnages complexes à l’humeur changeante, qui se ferment progressivement aux autres jusqu’à devenir de véritables cas soc’, des pochtrons qui provoquent moult nuisances publiques… et tout ça pourquoi. Tout simplement par manque de volonté !
Où sont passés les toxicomanes menteurs, manipulateurs, pervers, vicieux, incontrôlables, délinquants, qui tueraient père et mère pour une dose, ces parasites sans aucune compétence professionnelle, inutiles à la société, en tout point nuisibles, chancres initiateurs de ces économies parallèles qui alimentent la prostitution et les extrémismes de tout poil. Où sont donc passés ces drogués profiteurs, trafiquants, junky irresponsables, vecteurs du SIDA et, cerise sur le gâteau, transformant les médecins en dealers sans vergogne qui maintiennent les toxicomanes dans leur vice par la prescription de drogue fourbement appelée médicaments de substitution, comme si ces jeunes fainéants dépravés ne pouvaient pas s’en sortir avec un minimum de volonté ?
Dans quel monde vivons-nous !
Tenez, rendez-vous compte par vous-mêmes : Addictologue, je rencontre régulièrement un patient âgé d’à peine 20 ans et déjà alcoolo-dépendant… De même, je rencontre un toxicomane de mon âge, 54 ans, un âge canonique, toujours nostalgique d’un mai 68 enluminé de paradis artificiels. Je vois aussi des patients dépendants à l’héroïne et malgré tout obèses…
Le monde à l’envers, vous dis-je !
Mais il faut vivre avec son temps.
Non, le cheveu long et hirsute n’est plus le stigmate du toxicomane à la recherche d’un éden sublimé.
Non, charentaises, pinces à vélo et gros-rouge ne sont plus le triptyque du buveur invétéré, de même que tatouage et crâne d’œuf ne sont plus l’apanage des repris de justice.
On ne s’y retrouve plus !
L’universel et le singulier se confondent désormais, et ce qui paraissait utopique : rassembler ce qui est épars, devient réalité.
Le temps béni des cases multiples est révolu, celui des spécificités également.
Nous voici entrés dans l’ère de la maxi-case à sous-tiroirs multiples de l’appellation générique et fédératrice, j’ai nommé l’Addiction.
Des addicts, voilà à qui nous avons désormais affaire : à des addicts.
Il y a 15 ans, on définissait l’addiction comme, je cite, un besoin irrépressible de reproduire sans cesse, et même en conscience de sa nuisance, un comportement dans le seul but d’en retirer le bénéfice d’un soulagement, qu’il y ait ou pas consommation de substance psycho-active.
Aujourd’hui, on décrit la répétition d’actes susceptibles d’apporter du plaisir et marqués par la dépendance avide à un objet matériel ou à une situation.
Voilà qui peut nous laisser pour le moins dubitatifs :
Le besoin irrépressible d’un soulagement a fait place à la recherche du plaisir.
On passe maintenant sous silence la conscience du comportement nuisible.
Telle est la lobotomisation de l’assujetti désormais inconscient et déresponsabilisé.
Les cartes sont rebattues et, au-delà du yoyo sémantique, le glissement est conceptuel.
• Est-ce à dire que l’héroïnomane de longue haleine, qui loin de la démarche hédonique, ne consomme plus que pour effacer les signes du manque, pour éprouver un soulagement éphémère, n’est plus addict ?
• Est-ce à dire encore que le consommateur perdu dans la spirale de l’automédication stabilisatrice et non dans la recherche du plaisir, n’est plus addict ?
• Est-ce à dire enfin que l’adepte de Plus belle la vie, des Feux de l’amour, ou autres Qui veut gagner des millions doit s’interroger ? Aménage-t-il son emploi du temps, le subordonne-t-il à la recherche avide du plaisir de découvrir un épisode inédit ?
Mes cher(e)s collègues, prenons garde ! Les addicts ne seraient pas toujours ceux qu’on croit !
Concrètement, à la lumière, ou plus exactement à la lueur du classement des symptômes que constitue le DSM.V, fer de lance de la bien-pensance psycho-comportementale mondialisée, qu’est-ce qui change dans notre pratique quotidienne en centre de prise en charge des héroïnomanes ?
Ma réponse sera celle-ci : entre rien et pas grand-chose, il faut bien le dire et c’est tant mieux !
Nos pratiques sont-elles pour autant figées ? Heureusement non !
Nos échanges cliniques, le millefeuille de nos expériences individuelles, collectives et pluridisciplinaires cumulées et partagées, mais aussi l’enrichissement par le discours de nos patients, voilà les outils qui nous permettent d’affiner nos modes de prise en charge.
Lorsqu’un consommateur d’opiacés se présente fardé du tableau mystérieux des signes du manque, il s’agit d’abord d’équilibrer un traitement de substitution.
Soulagé, le patient va lever progressivement le voile sur sa personnalité, sur le contexte de ses premières consommations, sur ses motivations d’alors à les maintenir, puis sur les raisons de sa présence dans le centre de soins, ici et maintenant.
Il se découvre progressivement à nous, mais aussi et surtout à lui-même.
Il lui faut désapprendre les codes du microcosme de la consommation.
Il lui faut faire le deuil du produit, du comportement mais aussi du relationnel induit.
Il lui faut aussi et peut-être surtout, faire le deuil de son image de soi et la rehausser peu à peu en comblant ses failles narcissiques, vaste projet !
Il a donc à refermer cette longue parenthèse socio-affective étayante pour se reconstruire dans le cadre moral et légal du socialement compatible.
C’est souvent l’Institution de soins, théâtre pluridisciplinaire cadrant du rapport à l’Autre, qui va proposer les premiers jalons de cette réhabilitation par la synergie des actions combinées médico-psycho-sociales.
Autrement dit, il va s’agir d’accompagner un patient prisonnier du Tout, tout de suite vers une forme de sagesse de sérénité en encourageant son esprit critique, sa confiance en soi et la prise de conscience de ses ressources propres.
Cette phase ultime de prise en charge autonomisante a une finalité individuelle émancipatoire, tandis que l’accompagnement préalable avait plutôt une finalité sociale, collective.
Dans son parcours de soin, le patient adopte souvent une position d’abord victimaire, parfois infantile dans un rapport dominant-dominé qu’il instaure, pour ensuite s’affirmer comme Sujet en testant les limites du cadre. Enfin, le long terme apporte la quiétude du respect mutuel, du rapport égalitaire, d’une relation d’adulte à adulte.
Avons-nous une méthode particulière ?
Oui !
Quelle est-elle ?
La prise en compte permanente de la situation évolutive de nos patients, du contexte, des contextes. Au-delà des représentations sociales, au-delà des connaissances théoriques et des représentations professionnelles, au-delà des utopies, c’est le pragmatisme qui doit guider l’adaptation permanente de nos prises en charge.
Dans ma pratique, je n’ai pas encore rencontré d’ex-patient idéal, demi-dieu ayant terrassé le dragon, Homme libre totalement délivré du joug de l’addiction, qui aurait su vaincre ses passions et soumettre sa volonté au doute méthodique de la Raison.
Nos patients peuvent-ils se libérer de toute addiction ?
Et nous même, le pouvons-nous ?
Sans vouloir jeter l’opprobre sur l’assistance, j’affirme que, majoritairement et à l’instar de nos patients, nous sommes des êtres complexes dotés d’une composante addicte non négligeable, et que nous avons, non pas à la faire taire, mais à la canaliser, à la sublimer pour rester a minima socialement compatibles.
Tentant moi-même de canaliser et de sublimer mes pulsions et passions par une pratique de l’art aussi vaine que désastreuse, je reste un grand nicotinomane devant l’Éternel. Aussi, je terminerai mon propos par ces mots :
Je suis un addict ! comme ils disent…
Écrit par Bruno