« La vie rêvée des autres », premier roman éclatant d’Agnès Bihl

« La vie rêvée des autres », premier roman éclatant d'Agnès Bihl

Enfin ! Agnès Bihl nous propose son premier roman. Déjà auteure interprète de cinq albums qui nous réjouissaient de ses textes chantés, désormais elle nous comble avec « La vie rêvée des autres ». Où comment l’amitié sur plusieurs décennies entre une femme et deux hommes très âgés remporte le combat de la vie pour sauver Mado, prisonnière d’un asile de vieux. Des personnages truculents selon la verve toujours aussi subtile et fine d’Agnès Bihl, portés par une intrigue actuelle ne peut que vous ravir. Un bon conseil, lisez ce roman et vous ne vous verrez plus vieillir et décrépir sans un regard critique et une autodérision salutaire.

Agnès Bihl, comme dans la chanson de Brel, est revenue à la littérature avec la sortie de son premier roman : « La vie rêvée des autres  » aux éditions Don Quichotte.
J’avais fait l’impasse, cave que je suis, sur son recueil de nouvelles paru en 2013 qui portait le même titre que son album « 36 heures de la vie d’une femme (parce que 24, c’est pas assez)  » Ce même album que j’avais adoré.
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Alors forcément, comme vous me connaissez, je l’attendais avec impatience au tournant ce roman. D’autant que la littérature qui fleure avec la carte vermeille se bouscule au portillon ces derniers temps.
Depuis la Suède, on en connait un rayon à l’humour pardi et dans les titres racoleurs avec par exemple : « Comment braquer une banque sans perdre son dentier » De Catharina Ingelman-Sundberg. Dans un autre registre pessimiste et franchouillard, le cynique et méchant Régis Jauffret s’est lancé dans ce créneau et donne de ses nouvelles. Seulement, j’agite la crécelle. Comment la truculente et délicieuse Agnès Bihl allait-elle se démarquer de ses collèges et passer le cap du roman, sans se casser le nez dans les poncifs habituels ?

Déjà le titre, « La vie rêvée des autres  » ça rimait avec des films du style : « La vie rêvée des anges » ou « La vie des autres » sur des thématiques diamétralement différentes, je vous l’avoue. Oui, mais quand même, le titre d’un roman c’est l’accroche qui décoche notre envie, de le lire ou pas.
Chevalière Bayarde parmi les singes, je me suis lancée et même pas peur.

L’histoire, Jacob Schulmann alias Jacky pour les intimes, 80 balais au compteur. Son frère et sa sœur ont été livrés à la police durant l’occupation nazi. Difficile de vivre avec ces images ! « Mais quand on était juifs on n’était plus des hommes, on n’était que des chiffres. On n’était plus personne. Encore moins des enfants. Juste des condamnés à mort, troupeau pour le crématoire  ». (page 14) Lui a eu la présence d’esprit de se blottir au fond du poêle à charbon et garde un sentiment de culpabilité pour sa fratrie sacrifiée et ne se l’ai pas encore pardonné. Quand je lis ces lignes, j’entends "Grand-mère ghetto" de Danielle Messia :

Recueilli par des Justes, la famille Morin, il a survécu mais reste tout cassé de l’intérieur et est flanqué de Téquila, son clébard. Son meilleur potos c’est Ferdinand, fossoyeur à la retraite du haut de ses 1,98 m de la même génération que lui. Tous deux sont accros aux petits verres pour retarder les autres vers moins poétiques à trinquer en terre à leur santé défunte. « Bof. Le seul risque à mon âge, c’est que les asticots qui me boufferont bientôt se chopent une cirrhose  » (page 79). En plus et pardi, cézigues restent engagés politiquement et ne renient pas tous leurs combats passés. Le troisième personnage principal c’est Mado, 77 piges, une héroïne, amie d’enfance de ces zigotos, qui se retrouve dépossédée de son chez soi pour aboutir dans une maison de retraite. A lui omettre toute personnalité et la mouler dans l’uniformité des jours sans couleur et sans saveur « Sans blague, Mado ne tiendra pas six mois dans ce gagatorium, tu peux me croire sur parole. On doit la sortir de là. » (page 77) s’exclame un des deux amis.

L’intrigue de la grande évasion est lancée et la roue tourne. Agnès Bihl aime ses personnages et entre avec eux dans une empathie contagieuse qu’elle invite à partager avec ses lectrices et lecteurs. En seulement quelques citations, vous avez pigé sur quel ton, elle écrit la jolie môme ! A pratiquement chaque page, elle nous convie à une trouvaille de bon aloi. Elle joue avec les mots et la langue avec brio et doit y prendre grand plaisir. J’avoue que ma crainte a été vite levée dès les premières pages. Elle tient sur la longueur et elle a du style. C’est bouillonnant et tous ses personnages vivent à travers ses lignes et se tiennent en solidarité, que ça fait chaud au cœur.

Vous pourriez vous dire, oui la vie et les états d’âme de trois viocs durant tout un roman, ça peut être lassant. Que nenni, il y aussi de la jeunesse et des questions existentielles qui fleurissent chez Delphine et Magali, les deux petites filles de Mado. L’une bombasse et l’autre passe muraille, forcément faut que ça déraille et s’éraille, les relations difficiles entre les deux frangines qui ne partagent pas la même philosophie de vie.
Il y a même un certain Furoncle qui se ballade du côté de Magali. Encore une fameuse trouvaille pour désigner un amant purulent, digne de ce cher Queneau qui lui aussi travaillait le sens des blazes de ses personnages. C’est un compliment mérité que je dédie sincèrement à Agnès.

En plus pour coller encore à la réalité, l’écrivaine confirmée a lu des livres sur la question des mouroirs et commençant à la connaitre, forcément elle appuie là où ça fait mal. A peine arrivée, Mado est qualifiée de « on » et perd sa dignité. Il existe aussi une employée sadique avec « son sourire de marbre funéraire  ». (page 64).

Ah ! J’oubliais le personnage qui m’est le plus cher, c’est Fatoumata, camerounaise évadée vivante de sa condition de vendue par son pater au chef du village, qui aurait pu être son grand-père. Traversée périlleuse, bonjour la France…. « Un genre de Walkyrie d’ébène, un mètre soixante-quinze et soixante-dix kilos de muscles, des yeux d’onyx, une carrure de cariatide. Un visage de guerrière  ». (page 127). Fatoumata, seul réconfort de Mado, lui distille toute son humanité et son amour. En plus, elle a un fils, Franklin, petit prince à fort caractère comme sa mère qui sait rendre fou de joie par sa présence les trois amis.

Et puis Paname c’est beau mais ça va un temps dans un roman. Nos héros iront prendre l’air à l’île d’Yeu. La môme Bihl, pour jacter marée goémon et océan, nous convoque une citation de Léo Ferré issue de son fabuleux poème « La mémoire et la mer  » battu des vents de l’Ile du Guesclin près de Saint-Malo. Je tire mon chapeau à Agnès pour ce choix parfait !

Vous l’aurez compris, j’aime tout dans ce roman. L’intrigue, les personnages en révolte contre leur condition qui prennent corps et texture littéraire, les paysages, la vieillesse solidaire dans ses douleurs et ses joies de vivre. Mon seul bémol, viendrait de Mado entremetteuse, pour caser un beau jeune homme à une de ces petites filles. Quand j’y regarde la calvitie du Bartos, je pourrai me mettre à penser que c’est presque trop tiré par les cheveux, mais ça passe. Aussitôt plongé dans le roman, on vibre avec tous les personnages et difficile alors de fermer les pages.

Agnès Bihl en chansons et en littérature demeure la femme engagée, entière que j’admire. J’adore son humour et sa gourmandise de tous les plaisirs de la vie. Miam miam aussi ses recommandations concernant certaines spécialités de l’Ile d’Yeu. On perçoit que ses papilles gustatives se sont posées pour y gouter et nous les faire partager

Sur un sujet au départ, qui ne représentait pas ma banane au petit déjeuner, finalement j’ai accroché et, par le Kong, vous savez comment je suis difficile.

La couverture est dépouillée, on dirait un livre échappé d’une célèbre collection blanche d’un éditeur qui se dit grand. Avec en sus, le bandeau du portait d’Agnès Bihl nous propose son minois toujours aussi saillant qui lui va comme un gant.

Quelques mots des éditions Don Quichotte, c’est un éditeur valeureux qui édite aussi bien des essais entre autres issus de l’équipe de Médiapart mais aussi des romans très divers.

Encore une fois, Agnès Bihl s’échappe de la morosité ambiante et surtout de la médiocrité comme seul critère de qualité. Elle déteint forcément dans le paysage actuel lisse de la littérature aseptisée sans aucune saveur. Pour notre plus grand plaisir c’est une résistante qui donne tellement envie de la lire, la soutenir et l’encourager à persévérer dans l’écriture de chansons et la littérature où elle excelle avec humour et joie de vivre. Et comme pour Mado, les expressions riches et diverses d’Agnès Bihl et ses créations nous survivront.

Agnès Bihl : La vie rêvée des autres (roman), 264 pages, mars 2015, 18,90 euros