Du rire aux larmes

Du rire aux larmes

Le meilleur film de l’année 2002 vous a échappé ? Voici une belle occasion de se rattraper !

Le petit avait déjà vu, dans sa très courte carrière de cinéphile (ou cinéphage, c’est au choix, on ne se remet jamais totalement de l’illusion des concepts), des dizaines d’oeuvres qui avaient pour arrière-fond, les soubresauts de la guerre. Des Sentiers de la Gloire à La Ligne Rouge en passant par quelques "hollywooderies" au patriotisme dégoulinant, il préférait, c’est selon, s’amuser d’une raillerie, détourner les yeux, regarder l’ultime saloperie en face, en dégager une quelconque philosophie ou plus simplement, se remplir de larmes pour tenter de se confronter au monde dans lequel il vivait.

Pourtant, ses souvenirs restaient focalisés sur Apocalypse Now et Warriors. Du premier, il se remémorait les paysages dévastés, les corps déchiquetés et surtout la performance impressionnante de deux acteurs allant jusqu’au bout d’eux-mêmes qui, dans une quête initiatique les plongeant dans l’enfer de Dante, parvenaient à la vision fantasmatique d’une route dont on ne peut vraiment revenir vivant : les Etats-Unis et le Vietnam ou l’Histoire de la folie humaine.

Du second, il en conservait un choc brutal qui le fit sursauter. Commençant comme une chronique loachienne, Warriors se drape dans le réalisme crû, évite de surligner le pathos pour atteindre l’âme.
Evoquant la guerre de Bosnie en 1992, si proche de nos frontières, Peter Kosminsky décrit le parcours de quelques casques bleus pris au piège de l’inaction et de l’incompétence onusienne dans un conflit où ce sont d’abord les salauds (peu importe qu’ils soient croates, serbes voire bosniaques) qui font la loi. Loin de la ligne grossièrement manichéenne du bien et du mal, des rivages flous se tracent où seuls le visage égaré de l’effroi et l’odeur putride de la mort l’emportent. C’est peu dire que les dernières images nous hantent comme un inévitable cauchemar qui a bousillé leur vie et nous fait hurler en pleine nuit.

La perspective d’Elia Suleiman, cinéaste palestinien, est différente. Le premier mérite d’Intervention Divine, son second long-métrage, et il n’est pas moindre, c’est de ne pas se comporter comme un film vaguement engagé sur l’affrontement israélo-palestinien et ainsi de ne pas servir de bon prétexte à un lavage de mauvaise conscience.

Son second, à la différence, par exemple, d’un Amos Gitaï se muant dans une certaine austérité, c’est de révéler une nouvelle forme cinématographique. Qu’on épouse ou non l’angle subjectif du propos, on est sidéré par la qualité de transposition du discours, passant d’abord par l’image. Car on parle très peu dans Intervention Divine, on se regarde beaucoup, on observe encore plus sous un oeil laconique voire cruel.
Paradoxe ultime du film, jouer la diversion d’une situation tragique par le rire alors que le personnage principal ne sourit jamais. Ainsi, cette scène où il jette négligemment un noyau d’abricot sur un char israélien, le faisant exploser par la même occasion alors qu’il continue sa route comme si de rien n’était. Ou ce magnifique bras d’honneur aux colons si fiers de leur nation, Suleiman portant à l’oreille de l’un d’entre eux la reprise à tomber par terre de I put a spell on you interprétée par Natachas Atlas, alors qu’ils sont arrêtés à un feu rouge.

Ces insolences salutaires ainsi que de multiples loufoqueries donnent un relief humoristique à la situation.

Cependant, au delà du rire (de moins en moins présent à chaque visionnage), se perçoit l’humiliation quotidienne des palestiniens. Cette dernière figure est représentée par de nombreux symboles mais le plus marquant est sans aucun doute ces quelques minutes insupportables voyant un soldat israélien au check-point, à la recherche d’un "terroriste", les obligeant à sortir de leur voiture et à entonner "Am Israel Haï" (Israël est vivant), image bien réelle d’une persécution morale terrifiante.

Pourtant, si Suleiman n’est pas tendre avec la société israélienne et particulièrement critique vis à vis des autorités, dénonçant au passage les excès d’une peur panique se manifestant par une relative ignorance de l’autre et l’envie de se refermer sur des frontières complètement repliées de ce monde qu’elle se refuse à voir, il est loin d’être angélique avec la société palestienne. Ainsi, les hommes semblent avoir perdus le combat, se méfiant les uns des autres comme des chiens de faïence. Qui y-a-t-il à espérer dans un rêve détruit ? L’avenir de mon enfant, c’est quoi ? Un destin brisé ?

Bien sûr, les signaux ne sont pas tous au rouge et cette inscription sur un mur, "Je suis fou parce que je t’aime" signe une révolte toujours bien vivante. Nous arrivons à ce qui m’apparait comme le point le plus précieux de cette oeuvre virtuose.
Non seulement, le cinéaste évolue avec la plus vitale des libertés dans un conflit qui n’en finit pas de s’asphyxier mais surtout, il donne à son pays la restitution de son existence.
La Palestine, mot féminin. La femme, éternellement féminine. Certes, cet aphorisme parait un peu ridicule mais il prend ici tout son sens. L’acte de résistance, c’est elle(s).

Que ce soit sur la traversée du check-point que nous évoquions, par l’intermédiaire d’une scène chorégraphique où une seule palestienne met à mal une section des forces spéciales israéliennes voire sur la réaction finale de la mère de l’homme personnifié par Suleiman, ce sont bien toutes ces femmes qui, gardant la foi, donnent sa réalité concrète à un Etat qu’elles magnifient de leur présence.

Ceci dit, si le môme devait garder une idée prédominante d’Intervention Divine, ce serait celle du désir immédiat. Par la manière dont le réalisateur s’envole vers des stratosphères oniriques, sublime les regards et érotise les gestes du couple (constitué par Manal Khader et lui-même. Il vit à Jérusalem et elle habite à Ramallah. Le contexte politique leur interdit de s’aimer librement, leur intimité s’arrêtant aux abords du fameux poste de contrôle militaire israélien situé entre les deux villes), le spectateur se retrouve perforé par un hommage sincère à la sensualité.
A ce propos, une excellente amie écrivait : "je voudrais parler de l’amour. L’amour dans la voiture. L’amour signifié par ce jeu de mains. Avez-vous déjà essayé de rester près d’un être que vous désirez, en lui caressant avec cette intensité les mains, en concentrant votre désir dans la main et uniquement là ?"

Finalement, ici, tout est si exactement perçu, les filles pigent toujours plus vite que les garçons.
Car si Intervention Divine, c’était avant tout cela ? Un bouleversant cri d’amour de Suleiman à son pays, aux femmes, aux femmes de son pays.La Palestine comme la plus belle des Femmes.

Tu pleures maintenant ? Alors, ça va mieux.

Intervention divine de Elia Suleiman,(Pyramide) avec Elia Suleiman, Manal Khader, Nayef Fahoum Daher, Jamel Daher, George Ibrahim, George Khleifi, Amer Daher, Emma Boltanski, Avi Kleinberger, Salman Nattor, Menashe Noy, Nazira Suleiman.

Intervention divine de Elia Suleiman,(Pyramide) avec Elia Suleiman, Manal Khader, Nayef Fahoum Daher, Jamel Daher, George Ibrahim, George Khleifi, Amer Daher, Emma Boltanski, Avi Kleinberger, Salman Nattor, Menashe Noy, Nazira Suleiman.