Le journal d’un fou de Gogol mis en scène par Wally Bajeux

Le journal d'un fou de Gogol mis en scène par Wally Bajeux

Wally Bajeux et Syrus Shahidi sont l’association artistique parfaite. La metteuse en scène et le comédien/acteur forment l’équation idéale pour un spectacle théâtral de haut niveau nourri par le talent et le métier de Wally Bajeux et l’incroyable présence, énergie et savoir être de Syrus Shahidi, véritable révélation scénique du moment, à 23 ans seulement.
Beaucoup d’exigences, de travail et une grande vision du Théâtre du côté de la metteuse en scène et une beauté, une fougue, une fraicheur et un pureté du côté du comédien.

"Le journal d’un fou" est une nouvelle de Nicolas Gogol de trente pages seulement parue en 1835. Écrite à la première personne et considérée comme l’une des meilleures de l’auteur, elle a déjà fait l’objet de multiples adaptations, au théâtre comme au cinéma mais celle-ci restera dans les mémoires de ceux qui ont eu la chance de la voir ! Wally Bajeux a fait là une adaptation monumentale, largement à la hauteur de l’œuvre littéraire de Gogol.

Le génie, toute la poésie, l’âme et la culture russes de l’auteur sont présents à chaque interligne, à chaque virgule, à chaque musicalité, de ce texte enlevé, métaphorique, inventif, entre fantasme et réalité, en délires et visions sociétales et politiques d’une justesse implacable.

Cet écrit est d’une incroyable modernité, d’une invention à couper le souffle, mais le prodige de Wally Bajeux est d’en avoir fait un grand texte de théâtre donnant vie à un personnage à voix, pictural, esthétique, multiple, formidablement dense et pertinent. Une sorte de Diogène se baladant dans la ville, tutoyant les puissants et se prenant pour un petit fonctionnaire quelconque ou un roi d’une Espagne imaginaire, d’une phrase, d’un lien hypertexte, à l’autre.

Éloge de la folie ou pas ? La question reste en suspend tant cette folie-là donne du sens et est incroyablement créative et nous parle encore deux siècles après.


Le pitch

Propichkine, obscur fonctionnaire dans un ministère flou, subit brimades et moqueries abusives de la part de sa hiérarchie et de ses collègues car il n’est bon qu’à "tailler des plumes". Il a aussi le malheur de tomber amoureux d’une jeune fille qui n’est pas de son monde, sa princesse, la fille de son supérieur. S’opère alors un décalage énorme entre la réalité et la façon dont il la perçoit. Peu à peu, il se marginalise et sombre dans la folie qui le conduira à l’asile. Entre temps, il s’invente une réalité et perd toute notion de ce que l’on peut et ce qu’on ne peut pas faire.

Comme chez un mythomane, difficile de définir ce qui est réalité objective et faits avérés. Mais toutes les perceptions du personnages sont ultra sensibles et excessives. Tout est vu par le prisme, social, politique, le plus souvent celui de la lutte des classes. Tantôt le héros se voit misérable, ou tout-puissant. La justesse de ses analyses comme la poésie de ses hallucinations ont le même poids, celui d’un regard fou et lucide sur le monde. C’est ce regard "bordeline" que se trouve finalement la Vérité !

Son monde à lui est composé de chiens qui parlent et réfléchissent et écrivent des lettres sur de la soie, d’infos qu’il croit lire dans le journal et deviennent alors complètement loufoques, bizarres, déformées.

Il tient des propos décousus, incohérents, en veut aux juifs, aux francs-maçons et aux musulmans appelés ici mahométistes, fait des références sempiternelles une France fantasmée. Il pense par exemple que la terre se pose sur la Lune, que le cerveau n’est pas dans la tête, mais dans le vent... Il se prend même pour le roi d’Espagne, Ferdinand VIII qui parle à des crânes rasés (car c’est la coutume en vigueur) militaires plus intelligents qu’il n’aurait cru !

Tout ce qui lui arrive, tout ce qu’il croit qui lui arrive, il le consigne dans son vrai faux journal, notant précautionneusement chaque date -le 43 avril par exemple-. Ce journal tient lieu de faux cadre rigide auquel il se raccroche comme un écrivain scrupuleux et faussement méthodique.
On est dans la cérémonie de l’écriture, dans la pose de l’écrivain comme pour légitimer un comportement.

extrait : "C’est aujourd’hui le plus grand des triomphes. L’Espagne a un roi. Il s’est retrouvé. Et ce roi, c’est moi. C’est aujourd’hui seulement que je l’ai appris. J’avoue que ce fut comme si j’avais été illuminé soudain par un éclair. Je ne comprends pas comment j’avais pu croire et m’imaginer que j’étais conseiller titulaire. (...) Et tout cela provient, je suppose, de ce que les hommes s’imaginent que le cerveau se trouve dans la tête. Pas du tout : c’est le vent qui souffle de la mer Caspienne qui nous l’apporte."

Mais, bien plus grave, il n’a plus aucune barrière sociale, aucune morale et devient dangereux pour les autres autant que pour lui-même. N’arrivant pas à communiquer avec ses contemporains, il s’attaque à eux, physiquement. Il harangue et agresse et sa violence n’a pas (ou plus) de limite(s). Le mot devient peu à peu une arme à double tranchant.

Syrus ou la Révélation

Tout commence dans la métaphore. Dans un brouillard blanc énorme, un type étrange et mal fagoté se bat contre le brouillard qui envahit peu à peu son esprit au sein d’un vrai faux journal à la chronologie imaginaire, décalée.

Vêtu d’un vilain manteau et autres haillons, tirant une misérable valise de laquelle il sort un alto dont il jouera deux fois de manière admirable et chorégraphiée au millimètre, Syrus Shahidi porte dès son entrée en scène les habits de la marginalité de son personnage, comme de sa démence qui gagne peu à peu du terrain. Sa précarité finit par devenir totale physique et sociale. Un sans domicile intellectuel fixe magnifique, un précaire sublime, beau et laid, faible ou fort, jeune et vieux mais qui prend la lumière comme personne.

Exalté, visionnaire, plaintif, bipolaire, regard fuyant et errant, œil noir, enthousiaste, combattif, il se prendra pour un animal comme pour un roi avant de finir pris en étau par une vie qui lui a échappé. Enfermements métaphoriques ou réels.
Un spectacle sur la folie destructrice d’un homme en mal de lumière et de reconnaissance dans la société russe hiérarchisée et impitoyable du XIXe qui rappelle étrangement la nôtre.
Un huis clos, qui ne laisse aucun répit, d’une force indéniable qui monte crescendo. Du théâtre vivant, prenant, qui nous interpelle au cœur, au corps et à l’esprit. A voir absolument. Un univers névrotique et dynamique qui nous insuffle beaucoup d’informations et d’enseignements sans jamais être didactique ou scolaire.

Cette folie est comme la parade de l’homme enfermé dans un carcan, celui « du système hiérarchique de la bureaucratie russe qui a quelque chose de kafkaïen avec son aspect absurde et terrorisant » comme l’explique Wally Bajeux.

Le travail "clinique" de la mise en scène est très intéressant. Wally Bajeux nous offre une vision quasi biologique de la maladie de cet homme. Elle étudie et décrit les symptômes avec le regard distant et érudit de l’artiste mais aussi du médecin, s’attachant à observer avec une grande attention toutes les cellules malades et tous les états du mal être.

Finalement ce personnage sombre peu à peu dans un autre état mental afin d’éviter les souffrances que lui impose sa vie. La Folie est un refuge, une survie au malheur ambiant. Cette Folie mise en scène par Wally Bajeux et joué par Syrus Shahidi n’est jamais explicative ou démonstrative, elle est parfaitement dosée et elle jaillit dans une vérité bluffante. C’est là une des grandes réussites de ce formidable spectacle d’Art(s)

D’après une nouvelle de Nicolas Gogol. Adaptation et mise en scène de Wally Bajeux. Avec Syrus Shahidi. Théâtre du petit Gymnase.