Jacques Prévert : hymnes à l’insoumission !

Jacques Prévert : hymnes à l'insoumission !

Quand Frédéric Nevchehirlian s’empare de textes pour la plupart inaudibles du grand public policé au moule de l’école communale pour les mettre en musique, c’est tout un pan de l’œuvre tempête du poète Jacques Prévert qui ressurgit au grand jour et nous en fiche plein la tronche. Le Jacques engagé et amoureux mugit son incompréhension du monde capitaliste qui l’entoure. La réalité sociale de son époque nous fiche le bourdon à l’écoute de cet album livre-disque « Le soleil brille pour tout le monde », tant rien n’a changé ou presque et tout est toujours à recommencer dans la révolte solidaire. Un album salutaire à la voix et au manche de la guitare d’un Frédéric Nevchehirlian bien inspiré et entouré qu’aurait salué fraternellement le grand Jacques Prévert au plus fort de sa verve révolutionnaire !

Qui n’a pas souffert l’incartade d’un(e) instit constipé(e) lors de la récitation d’un poème de Prévert devant ses camarades ? « Comme beaucoup, la dernière fois que j’ai lu Jacques Prévert, c’était debout, à côté du bureau de la maîtresse, face à la classe, et autant dire en grande difficulté. Cherchant sur les lèvres des copains les vers qui fuyaient les miennes. C’était « Barbara ». Balbutiant, désarticulant les mots, étirant les syllabes… « Quelle connerie la guerre », ça je m’en souvenais, il y avait le gros mot. Ça sortait droit, direct, sans détour, sans emphase non plus. Adressé au monde entier, vengeur. Parole du poète bouche barrée d’un clope éternel. « Quelle connerie la guerre ». Et toute la classe a ri  ». (Frédéric Nevchehirlian).

La tchatche poétique, Fred en connait des vers et des matures dans ses voiles qui divaguent sur les vagues de ses slams, depuis la cité phocéenne où déjà trois ans auparavant, il nous gratifiait de son premier album « Monde nouveau monde ancien  ». C’est tout naturellement que son monde à lui fasse tourner la ronde en images lors du documentaire « Jacques Prévert, Paroles d’un insoumis  » réalisé par Camille Clavel dont il a signé en musique l’illustration d’un extrait de « Tentative de description d’un dîner de tête à Paris-France  ». Eugénie Bachelot-Prévert petite fille de Jacques s’enthousiasma pour cet homme pour le moins singulier et de talent et lui ouvrit les portes des enfants du paradis et autres catalogues de textes peu ou pas connus du grand public avec à la clé des champs un regard dans l’appartement de la cité Véron à Paname.
« C’est à l’occasion de la première projection du documentaire pour l’exposition « Paris la belle » que Camille m’a présentée Eugénie Bachelot-Prévert. Eugénie m’a invité à découvrir d’autres poèmes de son grand-père, chez lui à la cité Véron, dans la même veine, selon elle, plus militants encore, plus engagés, plus farouches aussi. Et étonnamment peu connus. Parmi ceux-là, « Citroën », « Marche ou crève », « Il ne faut pas rire avec ces gens-là » ou encore cette lettre à sa femme Jeanine, inédite  » (Frédéric Nevchehirlian).

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« Marche ou crève  » écrit en 1934, véritable hymne du groupe Octobre, et le rire parfois sardonique vous nique l’existence à se révolter contre ces gens-là qui se grisent de mépris et vous crachent à la gueule : «  Ecoutez / En 1871, les communards sont tombés par milliers / Monsieur Thiers souriait / Les femmes du monde souriaient / Elles se payaient une pinte de bon sang  » (extrait de « Il ne faut pas rire avec ces gens-là  »).

La voix de Fred met en bouche ces textes superbes de Prévert au son de sa guitare éclectique soutenu par ses compères musicos, à la basse, guitare, batterie, à la voix et même au violoncelle. Jamais la zizique ne couvre le texte, au contraire, support rythmique et mélodique, elle se dégage et s’articule avec lui, lui fait l’amour textuel. « J’ai souhaité de la légèreté, de la luminosité dans la musique, donc prendre le contre-pied. Avec de si beaux textes, il a été plus facile de se laisser aller à la mélodie. Il est d’ailleurs agréable d’imaginer que les gens puissent fredonner ces hymnes à l’insoumission, non ?  » (Frédéric Nevchehirlian in Longueurs D’ondes, hiver 2011 / 2012, page 19).

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Dans notre contexte embué où les citoyens et citoyennes actuels si naïfs croient encore que leur délivrance viendra dans l’action passive de se torcher d’un bulletin de vote en toute confiance pour élire leur nouvel esclavagiste, en 1933, dites 33 ! Jacques Prévert écrivait déjà et donnait la réplique à jouer sur les mots « Citroën » et la réalité de 600 ouvriers en grève à l’usine de Saint-Ouen.
« Il n’entend pas la voix des ouvriers / Il s’en fout des ouvriers ! / Un ouvrier c’est comme un vieux pneu… / Quand il y en a un qui crève, on ne l’entend pas crever. / Citroën n’écoute pas… / Citroën n’entend pas… / Il est dur de la feuille pour ce qui des ouvriers. / Pourtant au casino, il entend bien la voix du croupier… / Un million M. Citroën, un million ! / S’il gagne, c’est tant mieux. C’est gagné. / S’il perd, ce n’est pas lui qui perd… / Ce sont les ouvriers ! Ce sont les ouvriers ! / C’est toujours ceux qui fabriquent qui en fin de compte sont fabriqués… / (…) / Mais ceux qu’on a trop longtemps tondus en caniche / Ceux-là gardent encore une mâchoire de loup / Pour mordre / Pour se défendre / Pour attaquer / Pour faire la grève / La grève, la grève / VIVE LA GREVE ! (extraits de « Citroën  »)

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Ce livre disque recèle quelques trésors. Tous les textes sont reproduits, y compris la lettre manuscrite de Jacques à Jeanine, poème d’amour, (à part deux exceptions : « Le cancre  » et « Les feuilles mortes  », par trop connus). On s’y régale également de nombreuses photos de Jacques mais avec aussi une où dans un jeu de miroir apparait Fred très ému cité Véron. On le comprend !

Excellent, l’instrumental en plage 11 « Le Re-liftier  », un morceau écrit par Fred et ses deux fameux compères : Christophe Rodomisto à la guitare électrique et Tatiana Mladevovitch à la batterie. On y perçoit le phrasé musical de ce trio soudé aux accents rock.
Tous les morceaux s’écoutent d’une oreille attentive et se lisent dans le texte. On y ressent presque le souffle de l’ami Prévert. 13 plages sous les pavés les pages ! J’ai apprécié l’interprétation de l’épopée « Familiale  », texte que je chérissais déjà et qui met en boucle l’absurdité de l’existence rivée aux exigences de la bienséance quitte à perdre sa vie à la gagner et enfin de compte se creuser une place au cimetière. L’alerte au retour de manivelle avec « Travailleurs, attention », et cette « Confession publique  » sur le temps qui débauche trop tôt parfois lors des moments de liesse et de paresse sont époustouflants : « Une minute de cris de joie de chansons de rire et de bruits et de longues nuits pour dormir en hiver avec des heures supplémentaires pour rêver qu’on est en été et de longs jours pour faire l’amour et des rivières pour nous baigner de grands soleils pour nous sécher  ». Jacques Prévert n’est pas réservé aux minos, même que ce n’est pas un scoop, c’est lui qui le dit : « Maintenant j’ai grandi  » et Jacques a la dent longue contre la compagnie de certaines idées reçues.

« Le soleil brille pour tout le monde  », donne son titre à l’album et nous éclaire sur un autre Prévert pas du tout scolaire que je vous invite à rencontrer à votre tour par la grâce et le talent d’un Frédéric Nevchehirlian. Ce qui prouve une fois de plus si vous en doutiez encore : la vie musicale et poétique se bouge l’éthique fraternelle en province aussi et nique l’establishment nian nian et ranplanplan de type commercial à la capitale. La preuve, Fred ose sortir un album hors des niaiseries ambiantes.
Même si médiatiquement parlant et encore plus qu’il y presque 90 balais, les grands argentiers du capital abonnés au Cac40 dressent les nouveaux chiens de garde à leur solde !
« Il a son nom sur la tour / Il a des colonels sous ses ordres / Des généraux gardes-Chiourmes, espions / Le Préfet de police rampe sur son paillasson / Citron ? Citron ? / Millions, millions… / Et si le chiffre d’affaire vient à baisser / Pour que malgré tout, les bénéfices ne diminuent pas / Il suffit d’agumenter la cadence et de baisser le salaire des ouvriers  ». (extrait de « Citroën  », 1933 !)

Moderne et visionnaire l’aminche Jacques Prévert est contextuel à souhait. A peine ! Frédéric Nevchehirlian musicien auteur et compositeur lui ouvre le bal des révoltes intactes. Un grand merci à vous deux, messieurs, pour votre rencontre salutaire et merci de nous remonter le moral rebelle.

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Prévert et Nevchehirlian : Le soleil brille pour tout le monde, 2011, Only Music, distribué par Autre distribution
Livre disque contenant des textes, manuscrits, photos, polaroïds et dessins inédits de Jacques Prévert

Clin d’œil désabusé, je sais aussi que Jean Guidoni, que j’apprécie beaucoup depuis des lustres a sorti, il y a déjà quelques mois, un album consacré à ce cher Prévert, sauf que son distributeur à la Kong ne me l’a jamais envoyé pour que je vous en parle. Dommage ! Avis ou vice d’information ?


Jacques Prévert, poète engagé par apocalyptique01