Feuilleton « On n’en parle jamais ! » : 19. Et on tuera tous les affreux (Vernon Sullivan)

Feuilleton « On n'en parle jamais ! » : 19. Et on tuera tous les affreux (Vernon Sullivan)

Résumé du précédent épisode : Léa rencontre un journaliste girondin et lâche le morceau à propos du scandale du nucléaire français tandis que Lebourrin depuis Paris monnaye ses relations onéreuses avec l’homme énigmatique pas doué pour les zygomatiques. Euréka, Joël a dégotté à Barcelone une nouvelle planque encore plus improbable que celle du Père Lachaise.

Depuis le périphérique engorgé de Barcelona Nord, il fallait prendre la sortie Canyelles jusqu’à la gigantesque rotonde Karl Marx (ça semblait un bon signe), puis laisser l’hôpital pour enfants sur la droite. Face au terrain de football, il fallait prendre à droite vers la montagne Segarra, puis tourner sur le premier chemin de terre à gauche, le camí (18) de Santiater, qui menait au cœur du Valls (19) d’en Más Deu, où se trouvait la terre des utopies, l’ancienne léproserie de Can Más Deu, sur laquelle flottait le drapeau noir des anars et okupas. On était bien à Barcelona, la seule ville au monde qui ait vécu six ans sous gouvernement anarchiste, avant que les communistes du Poum n’y mettent bon ordre, sabordant le navire face à la sanglante avancée de l’armée fasciste.

Sur la carte que Dagmar avait descendue d’Internet, ça semblait facile. Mais Nils avait déjà plusieurs fois fait le tour de Karl Marx, sans parvenir à tirer au clair les panneaux écrits en catalan et remarquablement mal placés, tandis que Léa tournait nerveusement la carte dans tous les sens. Dagmar éclata de rire et les rassura :
- Ne vous inquiétez pas. Je vois ce que c’est. Quelque chose comme une mesure fossile sournoise qui a survécu depuis l’ère dictatoriale. On connaît ce genre de musique, dans l’ex-Allemagne de l’Est. Comme nos chers ex-dirigeants et camarades dictateurs ne désiraient pas que nous allions voir ailleurs, eh bien la solution facile et pas chère était de mettre en place une signalisation routière chaotique, embrouillée voire illisible…

Le chemin de terre Santiater était étonnamment bien entretenu. La raison leur en apparut quelques centaines de mètres plus loin : des punkies de crête orange ainsi que des rastafaris aux lourds dreadlocks s’acharnaient à tasser la route, remplir les ornières, arracher les mauvaises herbes, drainer les bas-côtés... Un panneau signalait l’entrée du parc naturel de Collserola, qui, depuis les montagnes ceignant Barcelona, dominait la ville. Celle-ci disparut soudainement derrière le mont Segarra. A présent ils étaient dans une forêt ombreuse et tortueuse de pins maritimes sculptés par le vent, qui exhalaient d’entêtantes odeurs de résine. Les cigales criaient leur désir d’amour, plus fort encore que le bruit du moteur. Ils étaient dans un autre univers, à dix minutes de la trépidante Barcelona.

Jordi les accueillit au siège social des sans toit, le navire amiral okupa, l’ancienne léproserie de Can Mas Deu, puis les guida au travers des ateliers : mécanique, tuyauterie, récupération, jardinage, cuisine, etc. Niels s’était fait passer pour ce qu’il était : un journaliste norvégien. Les filles jouaient les assistantes et le suivaient, notant tout sur des calepins. On leur déroula les paillassons. A l’étage se situaient les chambres communautaires, où le séjour était gratuit, et les chambres privées, que l’on payait à discrétion, au-dessus d’un minimum de 10 euros par nuitée. Toute la léproserie était alimentée en solaire, il y avait même un hamman qui fonctionnait grâce à un système récupéré d’une piscine. Léa s’intéressa aux panneaux solaires pour l’eau chaude bricolés, une reproduction de la « boîte noire » de de Saussure. Le tuyau noir de conduite de l’eau avait été entouré de bouteilles de plastique puis placé dans un cadre avec un couvercle de verre. Jordi assura qu’en une belle journée d’été, l’eau montait facilement à 90º. Heureusement qu’ils jouissaient aussi d’une belle et fraîche source d’eau pure. La conjonction des deux eaux permettait de prendre des douches agréables en toute saison. Mais l’alimentation en électricité était assurée par des systèmes solaires commerciaux. Jordi se lamenta sur leur coût élevé et expliqua comment leurs mères s’étaient cotisées afin que leurs fils rebelles puissent aussi jouir du confort moderne, indispensable pour les réfrigérateurs et les ordinateurs, la connexion à Internet. L’électricité solaire et tous ses aléas représentaient leur seule dépense fixe. A cet instant, un type bizarre, qui portait des lunettes noires, un costume italien et des dreadlocks tout à fait pourris, l’interpella comme s’ils étaient tous sur un Forum antique.
- C’est sur que le solaire, non seulement ça ne fonctionne pas mais en plus ça coûte la peau des fesses.
- Ecoute, Carles, ne nous fais pas chier. Je suis avec des Journalistes de Norvège.
- Attends, Jordi, je veux dire quelques mots à monsieur… Quelle solution alors ? Acheter de l’électricité nucléaire à la France ?
- Non, non, la municipalité ne veut pas nous connecter au réseau, soi-disant pour cause de Parc Naturel. Pour nous, qui vivons ici isolés, le solaire c’est un bon moyen de sortir de l’ornière. Mais ça n’empêche pas que les systèmes soient hors de prix. Sans subventions, c’est impossible. Ce n’est pas rentable comme forme d’énergie.
- Non mais, tu crois vraiment que les autres sont rentables ? A-t-on vraiment intégré au prix du Kw/h charbon le coût du réchauffement climatique ? Quant au nucléaire… Rien qu’en Suisse, environ 15% des bénéfices nets des centrales nucléaires sont conservés sur un fonds, qui fonctionne comme une caisse de pensions (CAD soumis aux aléas de la bourse), qui sert en cas de coup dur et qui servira en fin de vie de centrale à affronter les surcoûts du démantèlement (aucun pays n’ayant mené à bien cette phase primordiale pour la sécurité des citoyens, les coûts de démantèlement ne sont pas estimés ni intégrés au coût du KW/h nucléaire, de ce fait très bon marché). La Suisse, avec ses cinq centrales, possède déjà 4 milliards de francs suisses sur ce fonds. On peut s’imaginer que la France en crise, avec ses 57 centrales, ne possède pas un tel trésor de guerre. Dans le cas de Superphénix, une redoutable centrale française dont le démantèlement a commencé (et devrait s’achever en 2038), les coûts s’élèvent déjà à 4 milliards d’euros. D’accord, la technologie présentée comme étant de pointe au moment de sa mise en service a secrété au fil des ans un terrible poison très dangereux, un sodium radioactif qui s’enflamme au contact de l’air et explose au contact de l’eau, ce qui complique un peu le nettoyage. Pour le reste, disons les parties moins affectées de la centrale (80%), les Français le traitent comme de la poubelle normale, c’est-à-dire que les déchets de la déconstruction de centrales nucléaires sont dirigés à peu de frais vers les dépotoirs où la population accumule les ordures (souvent à proximité des agglomérations). Alors, de quels budgets cause-t-on ?

- Votre point de vue est intéressant, répondit le zigoto. J’aimerais vous faire une interview sur ma radio, Radio-Solomon. Mon bureau est situé dans le barri Gotic de Barcelona. Si vous le désirez, je vous y emmène et je vous ramène après auprès de vos amis.
- Il faut que je leur en parle mais je crois que ça peut se faire… pour une fois qu’on nous ouvre les ondes ! Pas question de rater l’occasion !
- Je vais chercher ma voiture.

Tant Dagmar comme Nils ne voyaient guère l’escapade de Léa d’un bon œil. Il fallait qu’ils restent un groupe. Mais Léa insista, séduite par l’opportunité de séduire la Catalogne par les ondes. La voiture du zigoto était une confortable mais discrète SAAB. Nils, connaisseur de ces voitures de luxe du Nord, fit la moue et releva l’immatriculation. Ce n’était pas une voiture d’activiste. D’ailleurs, qui était ce type qui emmenait Léa ? Jordi le connaissait seulement de vue, et depuis peu encore. Selon lui c’était un provocateur et surtout un emmerdeur.

(Texte Fred Romano et Franck dit Bart / illustration Fred Romano)
A suivre….. mercredi 13juillet !!!!!

18 :Chemin, en catalan

19 : Vallée, en catalan