Concert du Chœur Amadeus avec Rebecca de César FRANCK. Requiem de Gabriel FAURÉ

Concert du Chœur Amadeus avec Rebecca de César FRANCK. Requiem de Gabriel FAURÉ

C’est avec un véritable bonheur que nous avons assisté le 18 juin dernier au concert d’un chœur amateur parisien dans une église souvent boudée par les spécialistes comme une simple imitation du grand style gothique.
C’est qu’à la qualité de l’exécution se joignait l’originalité d’un programme, délibérément bref (puisque le concert n’a guère excédé les 70 minutes), associant deux œuvres très proches dans le temps, mais aussi inégalement populaire.
En effet, si le « Requiem » de Gabriel Fauré est depuis longtemps un classique du grand public, l’oratorio « Rebecca » de son aîné César Franck (belge de naissance), n’est que très rarement exécuté, en dépit d’une qualité musicale absolument comparable.

C’était notre première motivation pour assister à ce concert. Tant de partitions exceptionnelles dorment encore dans les bibliothèques, sur les rayonnages des maisons d’éditions ou dans les archives des sociétés musicales, tant de compositeurs géniaux ne parviennent pas à devenir mieux que des ornements d’érudition pour les érudits, que nous ne pouvions manquer la proposition de faire entendre cette pièce étonnante.
Les conditions réunies pour ce concert étaient captivantes, puisque c’est en l’église Sainte-Clotilde que César Franck fut organiste titulaire, de 1858 à sa mort, en 1890, inaugurant, dès 1859, le nouvel et magnifique instrument conçu par Cavaillé-Coll. L’instrument lui-même était associé au concert, puisque le maître d’œuvre, Laurent Zaïk, directeur musical du Chœur Amadeus, a choisi de faire accompagner le concert à l’orgue plutôt qu’à l’orchestre.

L’idée est d’autant plus intéressante, puisque Gabriel Fauré aurait préparé lui-même une version pour orgue de son « Requiem ». C’est Olivier Penin lui-même, organiste adjoint de l’église Sainte-Clotilde, qui se chargeait de l’exécution.

Une difficulté s’est toutefois élevée, dans la mesure où la partition disponible de César Franck, publiée par les éditions Eroïca (conforme à l’édition originale de la partition vocale de 1881) ne propose pas de réduction pour l’orgue, mais une adaptation pour le piano, de la partition d’orchestre.

Mais avant de traiter de l’exécution, il faut dire quelques mots de l’œuvre elle-même. Si l’on joue l’Introduction à un tempo plus lent que celui proposé, on est surpris de reconnaître des lignes mélodiques, des enchaînements harmoniques, des accords du Prélude du « Tristan » de Richard Wagner… La plainte des jeunes filles, compagnes de Rebecca, en mi mineur, sera reprise, un ton plus haut, à l’avant dernier numéro.
De même, le second numéro, l’Air de Rebecca avec le chœur des jeunes filles, est repris, comme conclusion, par le chœur mixte, reprenant les différents épisodes dans une présentation contrapuntique procédant par gradations d’intensité. De cette manière, l’œuvre présente une très forte structure, par les répétitions variées de 2 de ses mouvements, à la manière d’une symphonie cyclique.

L’Air de Rebecca mérite quelques remarques, pour la noblesse presque tragique d’un chant qui évoque Berlioz et le Glück de l’ « Iphigénie en Tauride ». La souplesse de la ligne vocale, qui travaille sur les degrés supérieurs à la dominante, et ouvre des espaces inattendus vers l’aigu, évoque une belle récitation, parfaitement qualibrée. Les alternances entre la soliste et le chœur créent un effet d’écho particulièrement émouvant, ponctué par les commentaires de l’orchestre.

Le contraste est saisissant au numéro suivant, mais aussi le génie du compositeur. N’importe quel compositeur aguerri à l’opéra aurait proposé de ce « Chœur des chameliers » une partition altière, orientalisante et pompière. C’est par une insidieuse mélodie aux altos que Franck dessine une ligne orientale, particulièrement discrète. En revanche, la construction musicale et la déclamation proposent un traitement saisissant, en raison de la démonstration de savoir-faire du compositeur en matière d’harmonie. La surprise est sans cesse en embuscade, aux reprises, aux articulations d’un vers à l’autre, en raison du traitement paradoxal des unissons et des tons voisins. A l’audition, on s’émerveille de ces trouées proposées dans la tonalité, l’unisson de do majeur se superposant au fa majeur, au la bémol majeur, les phrases tonales débouchant sur des toniques, non pas dans les tons voisins, mais souvent à la distance d’une tierce majeure. Ce que César Franck propose, au-delà de la surprise, c’est une conception élargie de la tonalité. La pièce est en fa majeur, et débute sur le mode de la mineur, et fa majeur comprend aussi la bémol majeur, do majeur, la bémol mineur, etc… C’est tout simplement magique, dans la mesure où la finesse s’allie à la vigueur, dans une dynamique où l’on s’étonne du plaisir que l’on prend à ce qui ne promettait d’être qu’une banale marche…

Après cette pièce spectaculaire, nous replongeons dans le monde de l’opéra, avec un air étonnant, pour baryton, où la structure très écrite de l’orchestre encadre une déclamation de style Arioso, exigeant des écarts dynamiques redoutables, du « pianissimo » au grand « forte », une couleur vocale dense et très large, quasiment wagnérienne, et semblant échapper à toute structure. Eliézer, le frère d’Isaac, attend un signe du Dieu d’Israël, pour découvrir celle qui sera la femme de son maître.

Le Duo entre Eliézer et Rebecca, d’une vaste structure, à nouveau très proche de l’opéra, se compose de différents épisodes, dont on peut dire qu’ils préparent la conclusion, où les deux voix chantent vraiment ensemble, dans un duo, où, de nouveau, la tonalité semble étirée vers une complexité extrême, qui n’est pas sans évoquer Gustav Mahler, ou le jeune Schönberg.
10 années séparent la composition de cette œuvre de celle du « Requiem » de Gabriel Fauré. En vérité, c’est dès 1885, soit 3 ans après « Rebecca », que Fauré travaille à ce « Requiem ».
Avec des moyens mélodiques tout à fait différents, une écriture beaucoup plus légère, pour les solistes, il faut souligner que les moyens musicaux et harmoniques mis en œuvre par Fauré ne sont pas sans évoquer la science des structures sonores de César Franck. Les modulations de l’ « Introitus » en donnent le signal, élargies dans le « Exaudi orationem meam ».

L’incroyable écriture de l’Offertoire, qui semble vouloir évoquer les « bicinia » et « tricinia » des polyphonies médiévales, en affectant un style quasi psalmodique, mais en ouvrant des perspectives harmoniques paradoxales par rapport à la modalité ecclésiastique, se détend dans l’épisode central, confié au baryton soliste. Le « Sanctus » fait alterner les voix d’hommes à l’unisson et les sopranos, les altos se taisant pour ne chanter qu’à l’accord final, dans un épisode d’une douceur qui affirme un regard apaisé sur la mort. L’écriture lumineuse et intime du « Pie Jesu », dont le mystère réside dans les échanges rythmiques entre la soliste et les unissons instrumentaux, propose encore quelques vertiges harmoniques, plus discrets, puisque la distance entre le si bémol majeur et le la majeur est de 3 mesures… C’est encore la douceur qui semble ouvrir la prière de l’ « Agnus Dei », mais à peine la phrase des ténors achevée, le chœur ouvre le sol sous nos pas, par trouées et marches harmoniques presque effrayantes, évoquant le péché originel. L’évocation de la lumière éternelle (« Lux aeterna ») propose un développement harmonique étonnant rappelant le chœur des pélerins de « Tannhäuser », au cours duquel tout le spectre tonal est parcouru en quelques mesures, certaines étant écrites en polytonalité. Une transition en forme de passacaille espagnole introduit la reprise de la prière « Requiem aeternam », répétant la musique de l’Introit, qui structure l’œuvre, et se termine par la ritournelle de l’ « Agnus Dei ». Le « Libera me » est un moment d’émotion, humble et sobre, jusque dans l’accompagnement, qui introduit la terrible évocation du « Dies irae », jour de colère, déclamé avec terreur sur des sonneries de trompettes. Le « Libera me » est repris par le chœur à l’unisson, auquel se joint le soliste, pour s’éloigner à l’infini. C’est dans un univers harmonique particulièrement lumineux que s’achève l’ouvrage, avec le « In Paradisum », un unisson de sopranos, commenté discrètement par le chœur, et rehaussé par les arpèges aériens de l’orgue.

Certes, il était judicieux d’associer ces deux ouvrages, et l’impression sur le public fut vive, le 18 juin dernier.

D’autant que l’exécution rendait tout à fait justice à ces deux œuvres magnifiques. Saluons le travail du chœur amateur, qui s’est plié à une discipline musicale exténuante pour maîtriser des partitions difficiles pour les professionnels eux-mêmes, et, malgré quelques péchés de justesse (dont les grands ensembles ne sont pas toujours exempts), ont restitué ces étonnants univers harmoniques avec un engagement et une implication souvent spectaculaires. Si la formation de tous les choristes pouvait être un peu plus homogène, l’ensemble accéderait sans doute à une meilleure maîtrise des nuances dynamiques, les « pianissimi » exigeant une grande rigueur dans la maîtrise de la respiration. Mais il faut rendre justice à l’excellent travail de préparation de Laurent Zaïk, le chef de chœur, éminent pédagogue et musicologue, autant qu’excellent interprète.
C’est avec une impressionnante maîtrise qu’Olivier Penin a associé l’orgue de César Franck à ces deux œuvres, montrant une virtuosité impeccable, une grande variété dans le choix des registrations, qui mettait admirablement en valeur l’instrument et ses possibilités, et une souplesse d’exécution, en tant qu’accompagnateur, qu’on ne trouve que rarement chez les organistes concertistes, et qu’on croyait même réservée aux plus talentueux des pianistes accompagnateurs. Ce fut un enchantement de le voir soutenir le chœur, le stimuler, lui répondre, et dialoguer avec les solistes.

Ceux-ci ont également donné pleine satisfaction. La soprano Jennifer Tani réussissant le grand écart, entre la partition dramatique de César Franck, et celle, beaucoup plus délicate, de Gabriel Fauré, délivrant une lecture de référence du « Pie Jesu ». La déclamation est juste, limpide, passionnée, et belle, le timbre lumineux, l’émission toujours facile, maîtrisée ; les harmoniques annoncent une voix vaste et riche, et l’interprète est captivante. On aimerait la revoir, non seulement au concert, mais aussi sur les grandes scènes.

Quoique souffrant, le baryton-basse Frédéric Albou a donné une lecture de l’air d’Eliézer à la fois large et très équilibrée, démarrant à la limite du confort, dans un « piano » intime, allant jusqu’au « pianissimo » dans l’aigu le plus tendu, pour ouvrir la profession de foi avec des couleurs dramatiques et une autorité vraiment spectaculaires. La lecture de l’Offertoire du « Requiem » fut équilibrée, et claire, et le « Libera me », particulièrement émouvant, la phrase avançant avec les nuances, vers une supplication désespérée, pour mourir, avec le chœur, dans le silence.

L’exécution a procuré tant de joies que ce n’est qu’avec prudence que nous évoquerons la principale lacune de ce concert. Faute de temps et de moyens pour se procurer ou établir une transcription appropriée à l’orgue de « Rebecca », les artistes ont dû renoncer au Duo, qui ne pouvait sonner correctement dans la transcription prévue pour le piano. Ils s’engagent à redonner l’ouvrage ultérieurement en réparant ce manque, et nous prenons avec eux rendez-vous pour cette prochaine exécution, complète, cette fois-ci.

Plaidoyer pour la musique française à Sainte-Clotilde
Le samedi 18 juin 2011-06-21