Création française de l’Opéra « Il Postino » au Théâtre du Châtelet Avec Placido Domingo, dans le rôle de Pablo Neruda

Création française de l'Opéra « Il Postino » au Théâtre du Châtelet Avec Placido Domingo, dans le rôle de Pablo Neruda

Il faut saluer le courage artistique du Directeur du Théâtre du Châtelet, Jean-Luc Choplin, qui, à force de convictions, propose de véritables évènements au public parisien, et demeure en ce moment le seul à défendre une véritable politique de créations parmi les grands théâtres lyriques de la capitale.

Juste après la première française de « Sweeney Todd » de Stephen Sondheim, le Théâtre Musical de Paris offre la première française d’ « Il Postino », un opéra espagnol fraîchement créé, en 2010, à Los Angeles, puis à Vienne, composé par le regretté Daniel Catan, qui nous a quittés en avril dernier.

De surcroît, le calendrier de la programmation du théâtre rencontre celui de l’histoire, puisque c’est au moment où l’actualité internationale évoque des investigations sur les morts de Salvador Alliende et du poète Pablo Neruda, qui fut aussi son représentant diplomatique, que l’histoire du poète en exil en Italie est révélée au public français.
Adapté du film de Michael Bradford, et du livre d’Antonio Skarmeta (qui est venu saluer au soir de la première parisienne), l’opéra de Daniel Catan demeure assez fidèle au script du film.

Dans cette fiction, pas si éloignée, peut-être, de la réalité de l’exil de Neruda en Italie, le poète devient le seul habitant de l’île de Cala di Sotto à recevoir du courrier, ce qui procure au jeune Mario l’occasion de devenir facteur, pendant la durée de l’exil du poète chilien. Entre les deux hommes, une amitié se noue, où se mêle l’admiration et la chaleur, ainsi qu’une communauté de convictions politiques, les deux hommes étant animés d’idéaux communistes. L’amour pousse Mario à développer son langage, à maîtriser les métaphores, que lui enseigne Neruda, pour conquérir le cœur de la belle Beatrice Russo. Le poète retourne au Chili, après l’avènement de Salvador Alliende.

Le compositeur a déclaré que l’idée de l’adapter pour l’opéra lui était venu dès son premier visionnage : le propos lui paraissait éminemment musical, comme, par exemple, la scène où le facteur Mario, et son ami Giorgio, collectent des enregistrements de différents bruits de leur île pour les envoyer au grand poète chilien.
La création de cet ouvrage, à Los Angeles, en 2010, est aussi la belle histoire d’une rencontre entre deux artistes, le compositeur, et le légendaire ténor Placido Domingo, qui, en tant que directeur de l’Opéra de Los Angeles, a immédiatement décidé de soutenir le projet, et d’incarner le rôle du poète chilien.

C’est cette production originale qui nous est offerte à Paris, dans la mise en scène de Ron Daniels, les décors et les costumes de Riccardo Hernandez, avec les lumières de Jennifer Tipton, les projections vidéo de Philip Bussmann, et la chorégraphie de David Bridel.

La coproduction propose d’entendre l’Orchestre Symphonique de Navarre, déjà invité précédemment au Châtelet, sous la direction de Jean-Yves Ossonce, directeur artistique de l’Opéra de Tours, et un ensemble de chanteurs entendus régulièrement au Châtelet, dans les chœurs, et différentes parties solistes. La distribution associe des chanteurs de la création, Cristina Gallardo-Domâs, Amanda Squittieri et Charles Castronovo, à d’autres, invités pour l’occasion, comme Victor Torres, Patricia Fernandez ou Laurent Alvaro.
L’accueil du public réservé à l’ensemble de la production peut être qualifié de triomphal, même après les interminables et bruyantes acclamations récoltées par « Sweeney Todd ». La mise en scène, sobre et efficace, intelligente et concentrée, a de surcroît la puissance émotionnelle des images d’archives puisées dans l’histoire sombre du Chili, les vrais visages des victimes de Pinochet, ou celles des raids aériens des avions du général.

La musique, d’apparence naïve et fraîche, immédiatement accessible au public, dissimule efficacement tous les ressorts techniques de sa construction interne, de sa savante progression, de sa puissance, aussi, et déconcerte les exigeants spécialistes,qui ne trouvent guère de dissonances, et s’agacent de reconnaître nombre de références à l’histoire de l’opéra. Daniel Catan s’explique, dans une interview reproduite dans le programme du spectacle, sur ses choix, avec lucidité. A vrai dire, plus on écoute en profondeur sa partition, plus on est étonné de la finesse de son travail et de sa capacité à servir son sujet. Par ailleurs, certaines pages sont proprement magiques, comme l’entrée de Neruda, au début de l’œuvre, le poème sur la mer, ou le monologue sur le Chili, sans oublier, justement, l’étonnant épisode orchestral décrivant les enregistrements réalisés par Mario et son complice.

Enchâssée dans un carrelage bleu évoquant les ajulezos portugais, les décors de la mise en scène gardent une unité de couleur et de sens, sans empêcher d’ouvrir l’espace et de proposer différents horizons. Les intérieurs (la maison du père de Mario, la villa prêtée aux Neruda, la maison de Donna Rosa) sont crédibles et contrastés, les accessoires comprennent différents moyens de transport, allant du vélo du facteur au bâteau, en passant par la voiture du politicien Di Cosimo, et développent l’espace avec fluidité. Les insertions d’images video ouvrent encore davantage cet espace, et proposent un contrepoint parfois répétitif, mais souvent émouvant, juste, drôle aussi (les dessins de Neruda lui-même), et chargent encore le propos en émotion. La sobriété rejoint la fidélité à la mémoire du poète, et se transforme en hymne à la poésie, puisque l’écran de fond de scène propose des manuscrits du poète, et offre même un brouillon d’exercices de métaphores, au gré du dialogue entre Neruda et Mario.

En contrepoint, Di Cosimo et ses hommes de mains, construisent l’univers conformiste d’une droite italienne clientéliste et corrompue, exploitant les attentes et les espoirs des pêcheurs pour obtenir leurs votes. Ces scènes, quasi absentes du film de Michael Bradford, permettent de donner plus de poids à la scène finale, et au récit de la mort de Mario. L’exploitation de la crédulité, du travail et de l’honnêteté des pêcheurs, transformés en travailleurs pour l’installation de l’eau courante, fonctionne en contrepoint de la manifestation au cours de laquelle Mario se fait tuer.

L’orchestre de Navarre met admirablement en valeur les couleurs de la partition de Daniel Catan, avec des sonorités douces et profondes. La seule fausse note réside dans les solos de hautbois d’amour, conçus pour être l’apogée de la tendresse et de la douceur, malheureusement ruinés par la hautboïste qui n’est manifestement pas une spécialiste de l’autre instrument.

Le chœur du Châtelet, ici exclusivement masculin, et ses solistes, sont efficaces, et réservent de fort belles progressions de couleurs.
Quant à l’interprétation sur le plateau, elle est entièrement dominée par la présence et la voix exceptionnelles du grand Placido Domingo. A plus de 70 ans, cet immense artiste déploie toujours les charmes d’une des plus belles couleurs de l’art lyrique. Si le rôle, taillé sur mesure pour ses moyens actuels, n’explore plus la tessiture au-dessus du la aigu, on ne peut que rester confondus de la manière dont il maîtrise son instrument, s’engageant dans une partie écrasante (un temps de présence sur scène véritablement impressionnant), et dans une écriture souvent très exigeante, délibérément dramatique, large, et, de surcroît, imposant à l’interprète des difficultés dans le grave de la tessiture qui compensent largement l’absence de grands aigus.

Si les las aigus sont parfois un peu tendus (seulement parfois, d’ailleurs, d’autres sonnant absolument comme dans les grandes années de l’artiste), les premiers aigus et le haut médium sont absolument magnifiques, et d’un impact toujours stupéfiant pour le public, mais on est tout autant stupéfaits de la qualité et de la richesse des graves. C’est avec une réelle vaillance que Domingo aborde le rôle du poète. Il est certes servi par une partition et des textes magnifiques, notamment les textes de Neruda lui-même (le premier poème, « Desnuda eres tan simple », tiré des « Cent sonnets d’amour », lui permet de se mettre immédiatement dans son énergie vocale, le second, « Aqui en la isla », tiré du même recueil, lui permet de déployer des couleurs dramatiques), mais on ne peut que rendre les armes devant la manière dont il conduit son rôle jusqu’à une fin en « mezza voce » particulièrement difficile, dont il s’acquitte avec panache. La présence de l’acteur est magnifique, l’artiste étant manifestement heureux et inspiré par l’identification avec le grand poète.

Autour de cette légende, les partenaires existent avec de belles qualités, en premier lieu le postier jeune, naïf, animé de convictions profondes, du jeune Charles Castronovo, dont le chant est à la fois racé et efficace, coloré et agréable. La présence d’Amanda Squittieri rayonne, et lui mérite l’engouement du public, malgré un chant fourvoyé dans une émission trop large, qui lui interdit la détente, et lui pose des problèmes de justesse. La scène du baby-foot, plus développée que dans le film, est un moment de musique et de théâtre à mi-chemin entre l’écriture et l’improvisation, et la chanteuse lui donne peut-être le meilleur d’elle-même. En revanche, la classe de Cristina Gallardo-Domâs ne se dément pas, dans le rôle de Madame Neruda, où elle fait preuve d’une vraie complicité avec son partenaire. Patricia Fernandez est presque trop élégante dans le rôle de Donna Rosa, tandis que Victor Torres offre au rôle de Giorgio une présence chaleureuse, humaine, et sa voix riche. Laurent Alvaro est à la fois percutant et cauteleux dans le rôle du politique intriguant Di Cosimo.

On reste interdit devant la prestation du père de Mario, Pepe Martinez, certes, chanteur de flamenco (la scène se passe dans une île d’Italie !), mais dont la voix est insuffisamment projetée, tant dans sa scène chantée que dans sa scène parlée.

Ce sont là bien peu de réserves pour une production dont nous n’avons pas peur de dire qu’elle va enchanter le public parisien, pour un trop mince nombre de représentations. A nouveau, on ne peut que regretter qu’aucun producteur n’ait voulu investir pour produire un DVD de ce très beau spectacle.