Jean-Marc Rouillan est un drôle de type

Jean-Marc Rouillan est un drôle de type

Dans le dernier numéro du Monde Diplomatique, Jean-Marc Rouillan publiait une chronique carcérale intitulée Mes Voisins sont de drôles de types. A l’évidence, lui-même est un drôle de type. Alors qu’il prépare le troisième tome de la saga De Mémoire, voilà qu’il est au centre de la revue littéraire Contre-Attaques édité par Al Dante, une maison spécialisée dans les arts et les écritures indociles.

Enfin semi-libéré depuis le 19 mai, Jean-Marc Rouillan est de nouveau Marseillais. Son double écrivain, Jann-Marc Rouillan, n’en a pas fini pour autant avec l’enfermement. Plus tenaces encore que le bracelet électronique qui va le relier pendant un an au système pénitentiaire, ses souvenirs le ramèneront longtemps encore dans le pays du Dedans.

Dans cet épais numéro de Contre-Attaques, Jean-Marc Rouillan a trois « invités » autour desquels tournent plusieurs textes. Nous croisons ainsi les philosophes Daniel Bensaïd (1946-2010) et Henri Lefebvre (1901-1991) ainsi que le braqueur activiste Pierre Goldman (1944-1979) qui fut assassiné par le groupuscule d’extrême droite Honneur de la police.

Pour sa part, Rouillan livre deux chroniques inédites. Retour à Fresnes et De Toulouse à Marseille reviennent sur deux étapes de son infernal périple carcéral. Le premier s’appuie sur son passage au Centre national d’observation (CNO) en janvier 2010. Une commission d’experts était alors chargée d’évaluer sa « dangerosité ». Le second se situe en février 2008, huit mois avant la révocation de son régime de semi-liberté pour « quelques mots » dans un hebdomadaire...

Dans Retour à Fresnes, celui qui n’était pas loin d’aligner un quart de siècle de cabane, atteint du syndrome de Chester Erdheim, se retrouve dans un lieu qu’il a déjà visité en d’autres circonstances. Arrivé fers aux pieds et menottes aux poignets, il se sent tour à tour dans la peau d’Hannibal Lecter et dans celle du Prisonnier de la célèbre série anglaise. L’ancien militant d’Action Directe découvre « la suite des crevards », là où l’administration pénitentiaire regroupe un genre nouveau de condamnés à mort. Le crabe et autres pathologies féroces font office de bourreaux. C’est l’occasion de brosser des portraits pas ordinaires. L’occasion aussi de revenir sur de vieux souvenirs du temps des NAPAP, de l’Autonomie, d’AD. Rouillan repense par exemple au camarade La Galère, rejeton d’un commissaire de police qui s’était fait cravater lors de négociations pour la restitution de L’Escamoteur, tableau de Jérôme Bosch qu’AD avait piqué, sacré pied de nez, au musée de Saint-Germain-en-Laye.

Des pages sont aussi consacrées au 10 mai 1981. Rouillan et Nounours étaient dans la cellule 77 quand François Mitterrand fut élu président. Sentant le vent tourner, les matons avaient abandonné la détention. A 20 heures, « la prison explosa d’un seul cri ». Des journaux enflammés tombaient des étages en signe de joie. « QHS, amnistie ! » scandaient les taulards en passant en boucle Le Mitard, la chanson de Trust dédiée à Mesrine. Pour les prisonniers politiques, la lutte continuait malgré la victoire des sociaux-démocrates. Ce retour à Fresnes raviva par ailleurs des moments plus intimes. Joëlle Aubron (décédée en 2007) vint le visiter une nuit. Dans le rêve, elle avait à peine 20 ans, une chevelure luxuriante, une galaxie de tâches de rousseur entre les seins...

Changement de décor avec De Toulouse à Marseille. Jean-Marc Rouillan travaille avec l’équipe des éditions Agone le jour et retourne à la prison des Baumettes le soir et le week-end. Il accueille Daniel Bensaïd qui vient présenter son dernier livre dans une librairie (ce qui est formellement interdit à Jann-Marc). « Bensa » est une vieille connaissance. Les deux militants avaient des rapports plutôt rudes autrefois à Toulouse. L’un était à la Ligue communiste, l’autre naviguait dans la mouvance anar/mao. Les batailles entre les trotsks et les enragés étaient musclées, mais de l’eau est passée sous les ponts. « Beaucoup de gens vous détestent pour le simple fait que vous avez tenu le coup, lance d’emblée Bensaïd. Ils savent qu’à votre place, depuis bien longtemps, ils auraient trahi. Ils se seraient reniés et repentis... » Suivent des échanges sur le NPA (« Tu y as ta place si tu le veux », affirme Bensaïd) ou sur la violence révolutionnaire. Bien sûr, nous n’avons pas les répliques de Rouillan. Ce « gibier médiadico-judiciaire » n’a pas le droit d’aborder le sujet, pas même d’un point de vue théorique ou historique. « Que j’effleure le sujet et ils sont prêts à me réincarcérer sur le champ. » On apprend que Georges Labica et Henry Lefebvre avaient voulu engager une telle réflexion avec des membres d’Action Directe.

Passé et présent se superposent. Les deux hommes passent devant l’hôtel où Louise Michel, héroïne de la Commune de Paris, est morte le 9 janvier 1905 après une épuisante série de conférences en Algérie. Bensaïd récite alors un extrait de discours prononcé par la camarade anarchiste. Rouillan regrette de ne pas avoir ce type de mémoire. En prime, il est secoué par des tracas amoureux. « Qu’est-ce que l’amour d’un homme qui est resté enfermé si longtemps ? Ma conscience quitte mon corps comme hier encore mon esprit abandonnait la prison pour vagabonder dans les rêveries. » Quelques mois après cette rencontre, Daniel Bensaïd affrontait une récidive de cancer. Jean-Marc Rouillan subissait une récidive carcérale.

Ponctuée de citations de Joëlle Aubron, de Victor Serge ou de Julian Beck, l’imposante revue publie Le Deuil de l’innocence, un texte que Daniel Bensaïd écrivit pour la sortie du tome 2 de De Mémoire aux éditions Agone. On retiendra également le « portrait » dressé par Laurence Denimal qui a eu l’idée, en mars 2011, de faire un copier-coller avec une sélection de ce que l’on obtient en tapant « Jean-Marc Rouillan » sur Google. On retrouve sur huit pages des liens d’articles qui rappellent de mauvais moments. On se souvient particulièrement d’un papier écrit en mars 2009, la veille d’une hospitalisation d’urgence à l’UHSI de Marseille, Qui veut la peau de Jean-Marc Rouillan ?

Chapeau donc au collectif mis en place par Alain Jugnon, philosophe et dramaturge, pour ce deuxième numéro de Contre-Attaques qui propose parallèlement une belle somme de textes poétiques, de croquis, de photos, d’essais et d’articles d’horizons différents sur 1968, sur l’esprit de résistance, sur Guy Debord, sur les soulèvements tunisiens et égyptiens, sur Nietzsche, sur la terreur d’État, sur Antonin Artaud, sur les violences insurgées, sur Le Grand Soir, sur Villiers-le-Bel... signés par Michael Löwy, Raoul Vaneigem, Serge Quadruppani, Charles Pennequin, Jean-Paul Dollé... ou par « certains qui étaient dans la RAF (Fraction armée rouge) ». Des pages à servir al dente. La soumission n’est pas une fatalité.

Collectif. Contre-Attaques/Perspective 2, Jean-Marc Rouillan, éditions Al Dante, 500 pages, 23 euros.

Plus d’infos sur le site des éditions Al Dante