You, Sir. Come and visit your good friend Sweeney !

You, Sir. Come and visit your good friend Sweeney !

Le théâtre du Châtelet offre pour un mois un événement exceptionnel : la création française de Sweeney Todd, que les Américains considèrent comme le chef d’œuvre de la comédie musicale. Le public français a déjà découvert l’histoire du diabolique barbier de Fleet Street à travers le film de Tim Burton, dans une version atténuant quelque peu l’impact musical de la partition.

La production du Châtelet, mise en scène par Lee Blakeley, actif notamment à Glyndebourne, à l’English National Opera et à Covent Garden, et qui a déjà mis en scène A Little Night Music de Sondheim au théâtre musical de Paris, et dirigée par David Charles Abell, un spécialiste de ce répertoire, que le public du Châtelet a pu applaudir dans On the Town de Leonard Bernstein, est plus qu’une présentation de l’œuvre la plus célèbre de Stephen Sondheim. Proposant une réflexion acide et désabusée sur les relations entre les lois, le fonctionnement de la société et l’individu, elle n’excuse pas les choix du barbier et de sa complice, mais place chaque personne, depuis les membres de la troupe, jusqu’aux spectateurs, devant leurs interrogations. Dans un monde dépourvu d’une vraie justice, n’importe qui pourrait devenir comme eux.
Et c’est une première réussite de cette production : la cohésion du plateau, le travail d’équipe, sont tels, que ce jeu de miroir fonctionne parfaitement, provoquant vertige et frisson, et résultant en une véritable ovation du public aux saluts.
Il faut ici admirer la manière dont chaque personnage, choriste (un ensemble où l’on reconnaît de talentueux solistes, souvent applaudis dans d’autres productions), ou figurant, est impliqué dans la vie sombre de cette aventure.

Les décors les costumes de Tania McCallin évoquent l’industrialisation du XIXè siècle, mais dépassent le cadre chronologique. La charpente scénique, intelligemment mobile, suggère à la fois une atmosphère urbaine où l’individu se dissout, et la superposition des deux boutiques des complices. Magnifiés par les éclairages de Rick Fischer, les différents éléments semblent par moments refléter la vie intérieure et les réflexions des personnages.

Mais le bonheur ne s’arrête pas là : l’équipe des rôles principaux est d’une qualité et d’une homogénéité étonnantes. Tous, tant par leurs qualités scéniques, vocales que musicales, sont à l’unisson d’une performance exceptionnelle. Elle est conduite par un couple extraordinaire, autant que contrasté.

Star de Broadway, mieux connue en France pour le rôle de Nini Legs in the Air dans Moulin-Rouge de Luhrmann, Caroline O’Connor, qui avait déjà étonné le public du Châtelet en Hildy Esterhazy dans On the Town de Bernstein, réussit ici le miracle de donner au rôle ambigu et cruel de Mrs. Lovett une épaisseur, une profondeur, une émotion telles, que toute la ligne de ses actions se trouve motivée aux yeux du spectateur. Si elle emporte la conviction dans d’inénarrables numéros (la préparation des pies dans la boutique est un moment d’anthologie), cette grande actrice étonne davantage encore dans les moments où son personnage de moulin à paroles se tait, creusant alors, de façon bouleversante, les émotions, les choix, comme pendant Epiphany, ou Nothing’s gonna harm you.

Rodney Gilfry est une star de l’opéra, connu à Paris pour son formidable Billy Budd, à l’Opéra Bastille, ou pour ses rôles mozartiens au Théâtre des Champs Elysées. Le public français connaît moins son action comme créateur d’opéras contemporains, comme dans A Streetcar named Desire d’Andre Previn. Sa voix de baryton aigu s’est colorée d’inflexions dramatiques qui épousent les climax dramatiques et les replis du barbier avide de vengeance. Son jeu scénique, presque minéral, contraste avec la volubilité de sa partenaire, mais ménage de saisissantes explosions. Peu à peu, on ressent la présence d’un fauve indomptable.

Il faudrait citer toute la troupe : le jeune Toby de Pascal Charbonneau est formidable, et aussi surprenant qu’émouvant dans Not while I’m around. Le juge et l’huissier de Jonathan Best et John Graham Hall sont impressionnants de crédibilité, et excellents scéniquement (on admirera l’Air du Juge, Johanna, habituellement coupé à Broadway, et on savourera les deux chansons à l’orgue de l’huissier, impayables), la mendiante de Rebecca De Pont Davies hante littéralement le plateau de sa présence hagarde et de sa voix prenante et blessée, et les amoureux, campés par Rebacca Bottone et Nicholas Garrett, sont la fraîcheur même.
C’est une partition donnée pour la première fois dans son intégralité et avec orchestre symphonique, que la direction du Châtelet a choisi de donner, ce qui souligne l’importance historique de cette production. La seule objection qu’on puisse soulever concerne l’équilibre sonore entre voix et orchestre (pourtant dirigé avec poésie et émotion par David Charles Abell), le volume de celui-ci étant un peu trop souvent fort par rapport aux chanteurs. L’Ensemble Orchestral de Paris cèdera la fosse à l’Orchestre Pasdeloup à la moitié de la production.

Enfin, la principale difficulté scénique à dépasser consistait dans la représentation de la violence. Au cinéma, les trucages sont assumés au montage. Au théâtre, ils passaient autrefois par les procédés du Grand-Guignol. Les choix de la production parisienne privilégient une approche âpre et sombre, sans jamais céder à la caricature ni au voyeurisme. Aussi bien les victimes du barbier, que la mort de Mrs. Lovett, tout est traité dans une approche préférant l’émotion au spectaculaire.

Si tous les Américains à Paris chercheront à voir ce spectacle, l’un des plus beaux de l’ère Jean-Luc Choplin au Châtelet, il faut souhaiter que les Français en profitent pour se familiariser davantage avec cette œuvre et ce répertoire, et que des producteurs décident de saisir l’opportunité de préserver cette magnifique production sur DVD !