Pastis, sake et gloubi-boulga

Pastis, sake et gloubi-boulga

Avant qu’on n’invente le mixer, la culture c’était en quelque sorte le résultat de contingences, d’antécédents, de hasards, l’état d’esprit d’une région, et les causes elles mêmes de ce résultat. Puis est arrivée la génération des dingues et des paumés.

Pour mieux expliquer ceci, observons ce que l’on appelle communément la « tendance » : je résume : à mon sens, la dizaine d’années que l’on a subie dernièrement a consisté en quelque chose que l’on pourrait qualifier de « phénomène fin de millénaire » (Je n’oserais toutefois pas généraliser cette expression puisque je n’ai vécu qu’une seule fin de millénaire ; j’attends de voir), peut-être dû à la peur de ce qui pourrait symboliser un nouvel avenir inconnu - ce qui est inepte puisque 2002 n’est franchement pas si différent de 1999.

Loin de moi l’idée de passer pour une ethno-psycho-philo-sociologue, mais n’importe quelle personne qui n’est pas sourde-aveugle aura remarqué que ces derniers temps, on a eu droit à une rétrospective spatio-temporelle magistrale des tendances du dernier demi-siècle reprises par décennies, en parallèle avec un tour général du folklore de chaque continent ; mais pas en profondeur, rien que des codes, signes et symboles. Cette rétrospective a été organisée en tournante de deux ans en moyenne, les dernières périodes ayant subi une accélération de cette rétrospective, comme l’exige tout travail bâclé typique du 20ème Siècle, siècle de la vitesse : pour exemple les mixes rock’n roll des années 50 (Bill Haley &co), les compils 60’s, 70’s, 80’s, les pattes d’éph’, les franges en bas des jupes, les lunettes colorées, les redifs vont bon train, les films « à la gloire de » prennent tout leur sens, les hommages et autres commémorations croulent, et on arrive tout doucement à la période grunge des années 90.
Niveau folklore, on a engrangé successivement dans nos commerces les casquettes « NY » et autres battes de base-ball, les flutiaux sud-américains et la laine de lama, la danse africaine et les fauteuils en peau de zèbre, le didjeridoo et les bâtons-de-pluie, le porc sauce aigre-douce à l’ananas, les meubles coloniaux en vrai-faux indien, les sushis et les mangas. Un peu comme si une partie de la population, non contente de suivre la mouvance rap, Céline Dion, Marylin Manson, le design contemporain minimaliste, destructeur et trop cher, le jazz, la RNB ou Hélène Segara qui ne la satisfont pas du tout, préférait se souvenir, ou voir ailleurs, parce que plus rien de neuf ne se construit (Tout en continuant à tourner sur soi-même avec la Starac’, Ikea de la musique, qui finalement, réunit tout le monde ; là on se cache, on n’avance pas mais au moins c’est rassurant parce que pas innovant). S’ennuierait-elle ou est-elle inhibée ? « On a tout exploré, on a tout fait », on est coincés, fichus, fichus fichus, mais on préfère se voiler la face en se rappelant ou en regardant chez son voisin, au point d’en oublier de "créer". Et quand on n’aime pas les "meubles de caractère", on achète du meuble neutre en kit : démodable ou indémodable peu importe, ça casse au bout de deux ans, c’est quand même (un tout petit peu) moins cher que l’armoire vue chez le brocanteur du coin.

Et après, quand on aura fait le tour et tout mélangé, qu’est-ce qu’on va faire ? Se souvenir de ce qui a été fait c’est bien sympa, mais là ça sent clairement la fuite, la fin du monde, le chaos, Patrick Poivre-d’Arvor a même les cheveux qui repoussent. C’est que j’ai quand même pas envie de continuer à entendre Boney M ou Claude François à chaque fois que je sors, je n’ai pas envie de me retrouver devant une assiette de soupe de foie gras au resto moi. Hein ? Quoi ? Tout est cyclique ? L’histoire est cyclique, pas la culture. La culture évolue constamment par rapport à elle-même, en bien ou en mal, mais elle évolue (Je n’ai jamais trouvé d’analogie à la peinture de Basquiat au IVème Siècle). Et pour le moment, il n’y a plus de résultats, plus d’effets, il n’y a plus de régions, que des antécédents : on prend tout, on casse une partie, on broie le reste et on mixe.

Evidemment, évidemment, les médias n’y sont pas pour rien ; damned, encore eux. A une époque, la culture générale, ça signifiait (du moins d’après ce que je m’en rappelle) avoir des connaissances larges dans ces domaines multiples cités dans le titre de présentation : antécédents et résultats, causes, effets, contingences, hasards de toutes sortes de régions, et accéder à une certaine compréhension de celles-ci. Aujourd’hui, on (je dis "on" mais à vrai dire je parle de moi, en tant que vieille jeune, n’ayant posé la question à personne) a l’impression que la culture générale, ça se résume à ce qui se passe dans les médias. Quelle délectation, pouvoir se rappeler les paroles de Capitaine Flam, qui est la femme de l’amant de la tante du petit-fils de JR, combien de liaisons a eu David Beckham au cours de son mariage, comment s’appelaient les pote d’Albator, quoi, que, qu’est-ce, pourquoi Actarus fait-il un tour à 180° dans son cockpit.

Oui, dans les faits, je crois que la pire chose à laquelle j’ai été confrontée culturellement est cette manie du trentenaire moyen de vouloir se rappeler les éléments médiatiques de son enfance - Les sites internet pullulent à ce sujet, les jeux sur « ce qu’on sait à propos de l’histoire de la télé et ses figurants, le top du top étant cette émission d’Arthur, qui est un peu le livre à connaître par cœur avant de pouvoir réciter sa leçon. Oui, j’avoue moi-même avoir ri au bon souvenir de Grisu le petit Dragon ou de Corbier ; à un moment, même, beaucoup me regardaient avec admiration quand j’évoquais, au milieu d’un « blind-test » les voyages de Tortillard ou lorsque j’entonnais les chansons de Pit et Rik - Le blind-test étant l’invention la plus idiote que l’humain ait jamais produite. J’ai aimé àa oui, j’ai péché. Une soirée, peut-être deux. Mais au bout d’un moment, quand j’ai constaté que ça n’évoluait pas, que les gens de 25 ans rient toujours aux chansons de Carlos et San Ku Kai à 30 ans, j’ai commencé à m’interroger. Le plus étonnant étant lorsqu’en 2004, on en arrive à entendre un gus de 24 ans se rappeler Colargol, qui date quand même de 1969 et a dû être diffusé jusque 1978 à tout casser. Oui, parce que ce phénomène ne se limite pas à une seule génération, on voit déjà les suivantes s’émerveiller devant les premiers épisodes de. Euh. Je ne sais plus, j’ai perdu le fil.

Bref. Les médias font partie intégrante de la culture occidentale puisque la plupart des parents leur ont confié leurs responsabilités ; mais ceux-là risquent de la constituer entièrement si ça continue : on confond télévision et archivage, et on pourrait dire, si on le voulait, que les nouvelles éditions du Trivial Pursuit, "jeu de culture générale par excellence", en sont une preuve. Big Brother est en train de nous la fourrer dans l’os, méfions-nous de l’ingestion passive et de la mémoire à court terme. Plus de résultats, plus de causes, plus d’effets, plus de régions, que les antécédents du tube cathodique, de la cuisine aux goûts de plus en plus enchevêtrés et des objets sans histoire (Ceci dit, si quelqu’un veut un jour m’inviter à expérimenter le resto El Bulli je ne suis pas contre).
Quant au mélange des genres, c’est bien ; mais point trop n’en faut, la confusion du signe et de l’essence est facile, la nuance est délicate.

Trop de culture, plus de culture. Trop d’artistes, plus d’artistes. Trop de journalistes, plus de journalistes. Trop d’infos, plus d’info. Trop de magazines polémiques, plus de polémique. Trop de lois, plus de loi. Trop d’événements, plus d’événement. Trop d’individus, plus d’individus, l’homme est devant un amas total, complexe et broyé, alors qu’il n’est peut-être finalement fait que pour la petite tribu à mémoire orale. Enfin pour ce que j’en dis.