Feuilleton "On n’en parle jamais !" : 5. Léa sauvée grâce à Jean-Pierre Melville

Feuilleton "On n'en parle jamais !" : 5. Léa sauvée grâce à Jean-Pierre Melville

(Résumé de l’épisode précédent : Au comité de rédaction de Webactu, lorsque Léa veut parler à propos du prix Nobel, c’est l’explosion dans les locaux. Elle se retrouve à l’hôpital, estampillée coupable de la bombe par le commissaire Lebourrin qui est chargé de l’affaire. Nils, un géant venu du froid, fait une apparition remarquée entre ses collègues journalistes à la sortie de l’hôpital. On dit qu’il a le béguin pour Léa. Lebourrin la voit dépressive.)

L’ensemble de l’univers était réduit à un carré irrégulier de couleur verdâtre, en son centre comme un pulsar nouveau genre. Le caisson de plexiglas contenait un ou plusieurs néons et attirait irrémédiablement toutes sortes d’insectes volants, qui achevaient leurs carrières de parasites trop curieux en grésillant tout le long de leur désir. Leurs restes tombaient dans le caisson de plexiglas avec des bruits imperceptibles qui tracassaient Léa. Les avait-elle entendus ou n’était-ce qu’un irritant cauchemar ?
Depuis le cocon comateux des analgésiques, elle s’interrogeait : s’agissait-il du même insecte qui taraudait et grignotait ses os, ses côtes, sa pauvre tête livrée à une armée
de Gremlins fanatiques. Elle n’était plus qu’une gigantesque douleur recroquevillée au fond d’un lit inconnu, sous le feu de néons verdâtres et ne se rappelait de rien. Comment était-elle arrivée ici ? Pourquoi était-elle si faible ? Que lui voulait-on ? Lorsqu’elle trouva enfin
assez de forces pour se redresser sur un coude, ce fut pour entrevoir, se découpant sur la porte vitrée, une silhouette musclée. Apparemment, quelqu’un était là au-dehors, et attendait. Qui cela pouvait-il bien être ? Elle pressa le bouton rouge pour appeler l’infirmière. A défaut de répondre à ses questions, celle-ci pourrait toujours l’accompagner aux toilettes. Lorsqu’elle vint enfin, avec sa démarche nonchalante, ses paroles toutes faites, sa troisième personne du singulier, Léa tenta de discerner qui montait la garde au-dehors mais l’infirmière semblait prendre un malin plaisir à lui boucher la vue.
- Alors ? Elle va mieux ?!
Tandis que l’attentionnée infirmière la soutenait professionnellement au-dessus du trône, Léa se mordit les lèvres avant de lui demander ce qu’elle faisait là. Elle savait que ce n’était pas une bonne idée. L’infirmière eut un inquiétant regard oblique avant de se mettre à rire légèrement.
- Ne vous inquiétez pas. C‘est le processus normal de guérison….ajouta-t-elle en refermant la porte.

Léa nota le bruit de la clenche que l’on referme. Elle était enfermée à clef et il y avait toujours quelqu’un devant la porte. Sans doute devait-on la considérer comme suspecte, sous le couvert vernissé de « protection rapprochée ». La jeune femme tenta de rassembler ses souvenirs épars comme les restes des camps de Sabra et Chatila après l’assaut. Ici un bidon jaune marqué d’un logo noir, où était-il ? Puis un nom, incomplet : David Carleton … quelque chose… Joël, Joël, Joël, le rédac’ chef (de quoi ?) qui essayait de lui dire autre chose… Il gueulait comme un con mais on n’entendait rien… Un livreur de pizzas…. Deux margaritas, une quatre staggiones, une bomba mexicana au chorizo… Ça n’avait pas de sens… On aurait dit Berlin à l’entrée des alliés… Berlin… Berlin… Ça, au moins, ça lui disait quelque chose, Berlin… Un instant elle eut peur de s’être fait arrêter lors des manifestations… Oui, les déchets nucléaires… Elle était sans doute blessée… Puis Léa sombra dans le sommeil, sans le moindre signe avant-coureur.

Lebourrin somnolait dans une de ces pièces des années 70 qu’il affectait tant, de par leur capacité à l’absorber. Il devenait placo-plâtre, amiante, poutrelle d’acier, se moulait dans les parements invisibles et rectilignes, se tamisait au travers des rideaux beiges à fleurs vertes. Seul dans ces univers sans la moindre allusion à Internet, ces ambiances de sa jeunesse, qui l’avaient accompagné tout au long de sa carrière à la préfecture de Police de Paris, sa pensée se clarifiait, s’abstrayait, se purifiait. Les bâtiments archaïques de l’île de la Cité abritaient une infinité de pièces, une véritable anthologie du style des années 70, qui avait été installée par-dessus les fresques et les lambris. Depuis, il avait été muté d’arrondissement en arrondissement jusqu’à échouer rue de Surène, dans l’élégant hôtel particulier du ministère de l’Intérieur, récemment rénové par Philippe Stark, dont Lebourrin ne supportait pas les « bidouillages ». Heureusement, il restait à Paris suffisamment d’administrations publiques plus ou moins à l’abandon pour que la tranquille méditation à laquelle invitaient les pièces des années 70 soit pour le moment préservée. Certes la Justice était aveugle. Le commissaire Lebourrin n’avait-il pas droit à ses propres turpitudes ? Il y eut comme un bruit dans un couloir proche. Le commissaire réprima un sourire.
- Hé, Coco, tu nous amènes la pause-café ?
- Ben ouais, Lebourrin, tu m’connais… On fait la paire, non ?
Lebourrin lui ouvrit la porte du secrétariat de la Francophonie où il se trouvait. Coco se faufila à l’intérieur, son nez de fouine toujours goutteux, deux yeux trop bleus pour
être honnêtes, trop proches et trop petits, comme tout le reste de son être. Il sortit son matériel de ses poches :
- Cette fois-ci, ça vient de Galicie, c’est du bon, au moins 70% !
Le problème avec Coco, c’est qu’il refusait de se mettre à table avec quelqu’un ne partageant pas ses goûts. Ainsi Lebourrin, sous ses apparences tranquilles de Maigret un peu gonflé, avait pris goût à la meilleure des cocaïnes. Il s’auto disculpait en se persuadant que la cocaïne était le parfait stimulant intellectuel pour les enquêtes les plus complexes et puis merde, même Sherlock Holmes se shootait et lui Lebourrin ne faisait que sniffer ! Coco était son meilleur indic, il était branché en permanence sur Radio-Égout et savait tout du plus sombre de Paris. Mais curieusement, ce soir-là, ce fut lui qui commença à poser des questions. Ça ne lui ressemblait guère. Jusque-là, il semblait bien éduqué. Cinq ans à l’île de Ré, avec seule vue sur les mouettes, ça vous redresse la tantouze la plus tartignolle.
- Vous voulez un Coca light, mon commandant ?
- Tu me prends pour une pédale ? Dis-moi plutôt ce qu’on raconte sur nous en sous-sol… et cesse de m’appeler commandant, petit con, ou je te fourre en garde à vue au commissariat de Rungis !
- Ouh, quel rêve, mon commandant, et qu’est-ce qu’il faut faire pour ça ?
- Ce que tu sais faire le mieux. Raconte.
- Bah. Rien de bien original. Marcel, comme tes supérieurs, dit que la gamine est une rouge sensationnaliste et qu’elle a fait ça pour attirer l’attention sur sa feuille de chou virtuelle. Y savent plus quoi inventer…
- Et comment tu sais ce qu’en pensent mes supérieurs, hein, tête de nœud ? Mais la manœuvre promotionnelle avec 5 morts à la clé dont le rédac’ chef, n’est pas extrêmement adaptée aux lois du marketing moderne…
- Tenez-vous en aux faits, mon commandant. Mieux vaut pas s’aventurer en terrain glissant. Dites-vous que personne n’est à l’abri d’une mutation en Corse.
- Ferme-la, mets la télé, il paraît que notre grand Manitou va causer dans le poste.

En direct de l’hôtel de Surène, le Ministre de l’Intérieur, assis à sa table trop résolument moderne, sous les lambris dorés, réajusta le nœud de sa cravate bleu-blanc-rouge, qui était devenue un de ses signes distinctifs.
- Des sources bien informées de notre Ministère nous permettent d’avancer que l’enquête sur le terrible attentat au siège parisien de Webactu progresse. Nous pouvons donc pour l’heure affirmer que les responsables, affiliés aux mouvances islamistes, seront tous interceptés et conséquemment châtiés. L’emploi de l’explosif Gomma 2 laisse penser qu’il pourrait s’agir d’explosifs subtilisés lors du vol perpétré dans la carrière militaire des Hautes-Alpes cet été. Onze personnes ont été placées en garde à vue. Nous avons ouvert des procédures d’expulsion vers l’Algérie.

Lebourrin et Coco regardaient ça bouche bée, enfin surtout Lebourrin.
- Ah bien merde alors, ça c’est nouveau….
- Qu’est-ce qu’il y a mon commandant, pas d’islamistes sous la main ?
- Ça se fabrique, c’est pas ça le problème… Mon petit pote, c’est la première fois de ma longue carrière que je me fais enculer par ma hiérarchie…
- Un peu de vaseline, peut-être ? Ça aide à faire passer les choses, commandant…
- Vas chier. Petit con.

L’infirmière blondissime, avec son petit calot posé juste comme il fallait, sa blouse ajustée dont les boutons suppliaient qu’on les délivre, ses bas couture et son sillage de parfum Numéro Cinq à peine discret, avaient passé tous les contrôles sans problèmes, bien qu’elle ne porte pas le badge de l’hôpital. Mais elle était si bandante, la matérialisation d’un phantasme, qu’on en oubliait sa présence dans l’instant. Elle se dirigea tranquillement vers la chambre de Léa, comme si elle savait exactement ce qu’elle faisait. Un hochement de tête évanescent vers le gorille de garde du commissaire Lebourrin, un coup d’œil maussade à la feuille de service et elle était dans la chambre de Léa sans que personne ne s’y soit opposé. Elle ferma le verrou de l’intérieur puis se jeta sur le lit où était endormie Léa et plaqua sa main sur la bouche de celle-ci, qui ouvrit d’immenses yeux terrorisés.
- Chut, chut, ma chérie, mon cœur, pas de panique. C’est moi Dagmar, la femme de ta vie, ton amante idéale, chuuut ! Tu me reconnais ? Enfin, Léa, cesse de paniquer, regarde-moi ! Je suis Dagmar !
D’un mouvement de tête, elle envoya valser la perruque blonde et Léa retrouva enfin le cheveu rasé, noir de jais, de sa complice amoureuse. Entre les larmes elle lui sourit.
- Tu es folle. Tu es venue depuis Berlin…
- Non mais qu’est-ce que tu crois ? Que j’allais les laisser t’assassiner ? Non mais puis quoi encore ? Quand ils ont donné la nouvelle de l’attentat puis de ton arrestation, j’aurais dû faire la fête porte de Brandeburg ? Toi qui m’as aidée pour le train des déchets nucléaires en Allemagne, j’aurais dû te laisser te démerder avec tes bidons radioactifs dans les universités françaises, je suppose ?
- Mais comment as-tu passé les contrôles ?
- Oh, ça, c’est grâce à Jean-Pierre Melville. Dans une scène de son film « Un flic », Catherine Deneuve rentre de cette façon dans un hôpital.
Mais l’Allemande avait des nouvelles bien plus importantes à communiquer à Léa. Elle la saisit aux épaules et lui ficha son fameux regard vert entre les deux yeux.
- Joël n’est pas mort.
- Mais… Mais… Mais alors ?
- Le plus important c’est qu’il m’a chargée de te dire que tu es confirmée pour ton enquête.
- Mais… l’autre… le mort… Qui est-ce ?
- A ton avis ?...
- L’auteur de l’attentat ?...
- Disons plutôt le pauvre crétin qui a porté le chapeau pour le compte de la DGSE…

(Texte Fred Romano et Franck dit Bart / illustration Fred Romano)