Danièle Delorme : "Saturnin Fabre était un comédien halluciné"

Danièle Delorme : "Saturnin Fabre était un comédien halluciné"

Saturnin Fabre était le Benoît Poelvoorde des années 40. Génie fou, il a marqué l’histoire du cinéma français. Il nous a laissé une admirable autobiographie : "Douche écossaise.
Nous avons rencontré Danièle Delorme qui a très bien connu Saturnin Fabre. Elle évoque l’acteur baroque, loufoque et délirant qu’il était.

Alexandre Moix : Comment avez-vous connu Saturnin Fabre ?

Danièle Delorme : Sur le tournage de Miquette et sa mère de Henri-Georges Clouzot. C’était en 1949, j’avais 19 ans. Certainement l’un de mes plus mauvais souvenirs. Mais ma grande joie sur ce film, ce fut Saturnin Fabre. Le tournage a duré onze semaines et je tournais avec lui presque tous les jours. On mangeait ensemble à la cantine avec lui, Jouvet et Bourvil. Il nous faisait tous rire. Il racontait des histoires extraordinaires, des souvenirs d’enfance et de tournage. Il était un peu fou, complètement délirant. Il s’entendait très bien avec Jouvet qui était, lui aussi, un merveilleux déconneur. Avec Bourvil, on était bouche bée devant ces deux monstres sacrés. C’était l’illumination de mes journées. Saturnin était adorable avec les autres comédiens, plein d’attentions. Parfois, quand il mangeait seul dans sa loge, il me demandait de venir le voir après le repas : il voulait toujours savoir ce que j’avais mangé. Sa femme lui préparait des plats dans un thermos. Je l’entends encore me dire de sa longue voix grave et traînante : « elle veut ma mort ! Elle me fait des nouilles vertes et moisis pour m’empoisonner ! » Sa femme était sa hantise. Il en avait la trouille. Devant elle, le grand Saturnin Fabre filait droit ! Leurs rapports étaient très étranges. Juste avant le tournage, le producteur venait de perdre sa femme. Saturnin est allé le voir : il voulait savoir la tête qu’on a quand on perd sa femme. Assis devant le producteur, le menton sur sa canne, il lui a dit : « J’habite un village qui s’appelle Deuil. La chambre de ma femme donne sur un cimetière. Son lit lui fait face. J’aimerais qu’elle meurt rapidement pour savoir la gueule que j’aurais à ce moment là. Comme vous venez de perdre la vôtre, je viens voir la tête que vous avez ».

Alexandre Moix : Quel acteur était-il ? On le disait un peu fou.

D.D : C’était un acteur baroque. Certes, il y avait un grain de folie en lui. Mais il était furieusement intelligent, d’une grande lucidité. Avec ça, une manière de jouer absolument inimitable, stupéfiante et d’une telle invention ! On était toujours surpris de ce qu’il allait faire. C’était si insensé, si imprévu. Il incarnait l’excès. Il avait tous les culots. Une fois, pour réclamer ses cachets, il est allé trouver l’administrateur du théâtre qui l’employait alors et lui a dit : « Je suis Saturnin Fabre de la comédie française et j’ai faim ! » Et hop, il est tombé par terre en faisant semblant d’être évanoui. Avec le recul, il m’apparaît comme un grand gamin. Je me souviens qu’il n’aimait pas sa loge. Alors, il s’en était construit une sur le plateau. C’était un grand paravent derrière lequel il se cachait, assis sur une chaise en toile. Sur la chaise était inscrit : « M. Saturnin Fabre, acteur et très fatigué ». Il avait aussi une valise contenant un énorme réveil qu’il faisait sonner à 18 heures précises. Même si la scène n’était pas finie, pour lui la journée était terminée. Il partait.

Alexandre Moix : Comment cela se passait-il avec le terrible Clouzot ?

D.D : Mal. Ils avaient des prises de becs épouvantables. Ils s’insultaient à travers le plateau, s’écharpaient. Mais Saturnin Fabre n’était guère impressionné. Seule sa femme était capable de le faire trembler ! Il n’en faisait qu’à sa tête et Clouzot avait beaucoup de mal à le diriger. Saturnin n’improvisait jamais son texte mais rajoutait quelques fois des phrases au dialogue. Clouzot s’emportait. Fabre, tonitruant, lui lançait : « ce n’est pas vous qu’on verra, c’est moi ! Et on dira que Saturnin Fabre est mauvais ! » Et Clouzot lui répondait : « ce n’est pas la première fois qu’on le dira ! ». Un jour, Saturnin décréta qu’il était malade. Comme un gosse, il avait rédigé de sa main un mot d’excuse signé du « docteur de Saturnin Fabre ». Il était écrit que l’acteur avait contracté un microbe infecte du nom de Henri-Georges Clouzot. Et que tant qu’il ne serait pas débarrassé de ce microbe qui lui empoisonne le sang et la vie, il ne reviendrait pas sur le plateau. Clouzot, énervé, a quitté lui aussi le plateau. Toute l’équipe les attendait. Ils étaient tous les deux chacun dans leur loge à bouder. Le producteur a dû les convaincre de revenir. Saturnin Fabre est revenu grand seigneur.
Il faisait ce qu’il voulait. Il jouait à sa manière. Il mettait beaucoup de lui dans les dialogues. Tout le contraire de Jouvet qui, lui, était la docilité même, très soumis, consciencieux, toujours à disposition du réalisateur. Saturnin Fabre était complètement givré. Mais génial. Il s’est fabriqué un personnage de timbré qu’il a trimbalé tout au long de ses films. Je crois qu’il était tellement grand acteur qu’il jouait sa folie.